Voici le soir…
Le temps des souvenirs.
Après une journée grise de novembre, courte et sans intérêt, voici venir la nuit noire qui ne sera pas blanche par la magie de la chimie moderne.
Je suis devant une longue soirée ; je ferme les yeux..
Et me voilà devant l’écran noir qui est le mien désormais.
C’est le moment où je m’interroge sur la nécessité de prolonger l’agonie qui m’est promise. Je rêve de mon dernier souffle. Oublier, être oublié, partir, avec cette magie de l’ultime voyage, n’avoir aucun but, ne pas connaître l’aboutissement du périple. je m’en irai porté par le zéphyr vers un lointain orient.
Je suis quidam, j’étais quidam, je partirai quidam aussi. J’ai tourné depuis longtemps la dernière page de mon livre…
Avant de tourner le bouton de mon étrange lucarne, je m’interroge ce soir,sur tout ce que j’ aurais pu faire ou aurais aimé faire, et que je n’ai pas fait.
J’aurais aimé être un virtuose.
Quand j’étais un petit garçon, ma maman comme toutes les mamans pensait avoir mis au monde un petit génie…
Elle m’avait fait donner des leçons de violon.
Mon maître était un violoniste confirmé de l’orchestre du théâtre de Mulhouse. Il s’appelait monsieur Gilson, me paraissait très vieux, parce que j’étais très jeune. Il habitait un immeuble cossu d’un beau quartier de la ville.
Mes leçons de violon ne m’ont laissé que bien un peu de souvenirs qui restent en désordre dans ma tête. J’en ai gardé un amour inconditionnel pour cet instrument de musique.
Je me souviens d’une définition de la musique que mon maître m’avait donnée : la musique est un art, doublé d’une science. J’ai souvent repensé à cette définition à laquelle j’adhère totalement. Le solfège est bien une arithmétique.
Et je me souviens de la musique. De nos cinq sens, l’ouie est bien le meilleur chez moi. Aujourd’hui encore, j’ai la chance de bien entendre sans aucune assistance.
Je mémorisais les notes avec une grande facilité ; il est en effet difficile de jouer de l’archet en lisant une partition.
Un Violon a quatre cordes, sol, ré, la, mi de la plus grave à la plus aiguë. Pour accorder le violon, l’instrumentiste part de la note « la» que doit restituer fidèlement la troisième corde du violon. C’est une note que l’on doit avoir en tête et que l’on doit être capable de reproduire instantanément. Le violoniste n’a pas besoin d’en faire usage, mais il existe un petit instrument métallique que l’on fait vibrer et qui donne la note «la» ; il s’appelle diapason. Je vois encore mon maître vérifier que la fameuse note était bien entrée dans ma tête, et que mon la était bien le la officiel !
Et tout de suite, avant de commencer, il fallait que je lui donne la note de référence.
Alors Robert, me disait-il, il est là, le voilà, tu l’as ? Et tandis que je chantais un la timide, pour me conforter dans ma certitude, il me faisait entendre le la officiel du diapason.
Parfois, mon maître me laissait jouer ; quand je posais mon archet, il me disait :
– Robert, tu scies du bois !
En clair, cela voulait dire que mon archet avait écrasé les cordes et que la séquence était à refaire.
Après une année d’apprentissage, je me souviens avoir donné un petit concert familial avec l’Ave Maria de Schubert…
Je ne pense pas avoir eu beaucoup plus d’une année d’apprentissage du violon. Un déménagement inopiné de l’Alsace vers la Lorraine m’a privé de mon professeur, a mis fin à mon apprentissage. Le virtuose que j’étais est resté en herbe. J’en ai gardé un amour véritable de la musique classique. Ce qui m’a épargné de m’ adonner aux modes musicales qui polluent régulièrement les ondes sous des appellations variées, et que j’assimile souvent à des concerts de casseroles !
Bien longtemps, plus tard, la cinquantaine passée, j’ai retrouvé dans son étui mon bon vieux violon de mon enfance. Un brave violon qui n’avait rien d’un Stradivarius et qui n’en était pas moins cher à mon cœur.
Des années de confinement avaient eu raison de ses possibilités de rester un violon. Je lui ai donc offert les services d’un professionnel de la lutherie de Metz afin de lui rendre son lustre d’antan.
Dans ma tête, je pensais que j’allais reprendre mon violon où je l’avais laissé. J’ai bien vite compris que le temps des apprentissages était passé pour moi !
Briller dans l’art de la musique oublié, j’aurais pu explorer les arts graphiques ou la chorégraphie. Je ne m’y suis pas fourvoyé et j’ai senti bien vite que ces domaines n’étaient pas pour moi. Mes prestations en cours de dessin ont été particulièrement décourageantes et j’ai vite ressenti ma complète nullité dans ce domaine de l’art. Je ne serai jamais Picasso !
Quant à la danse j’ai toujours fait tapisserie dans les bals, incapable de danser ni le tango, ni la valse qui me donne le tournis !
J’ai bien aimé le sport. Je n’y ai jamais dépassé le niveau régional. Pour cela, il faut un autre physique…
Que reste-t-il de moi après un voyage de 87 ans ? Être quidam, rester quidam et en avoir conscience.
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête, sans que rien manque au monde, immense et radieux.
Je ne serai pas Victor Hugo non plus !
……….
J’allume mon poste de télévision et j’oublie tout. Demain est un autre jour. Pour vivre heureux, mourons cachés.