La chute (suite)

Quand j'étais môme, le garde-champêtre tambourinait sur la place du village, criait alentours "Avis à la population !" pour informer et rappeler les règles.

Dans cette rubrique, quelques rappels de l'attitude Cyberpotes. Vous trouverez aussi, à l'occasion des infos destinées à tous !
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Denis
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Re: La chute (suite)

Message par Denis »

Pendant les vacances, rappelez moi de vous raconter mes 3 jours, seul contact avec la grande muette…
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Robert
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Re: La chute (suite)

Message par Robert »

Je constate, avec un brin d’amusement, que le service militaire a la vertu de rendre la mémoire à celui qui l’a subi !
Bien que n’ayant aucune envie d’une carrière militaire, je pense que le service militaire avait globalement des vertus. Et il soudait les citoyens dans la conscience d’une appartenance à une nation. pour cette raison, je pense que sa suppression a été une erreur. Le service national ne sera probablement jamais rétabli dans la forme que nous lui avons connue.
Et ça n’est pas un service civique volontaire de trois semaines qui fera l’affaire.
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Robert
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Re: La chute (suite)

Message par Robert »

Pour ceux qui ne savent pas, ci-dessous le récit d’une « tenue de campagne ». Voilà un exercice militaire d’une délicieuse intelligence !



...................................................................................................





Mon amour, je dois te dire que ma première nuit allemande a été de courte durée. Dans mon premier sommeil, le seul qui soit profond et réparateur, je sens une main qui me secoue vigoureusement.
- Deuxième CST Desarmoises ?
- Ou...i... balbutiai-je, hors d'état de manifester la moindre opposition.
- T'es bon pour une tenue de campagne. T'as dix minutes pour te mettre en tenue de sortie et te présenter avec ton paquetage au poste.
Je me frotte les yeux. Le sergent qui vient de m'indiquer la première étape de la « tenue de campagne » s'éloigne, laissant errer dans son sillage des relents de bière et de saucisson à l'ail mal digérés. Je m'exécute. Sans allumer la lumière pour ne pas indisposer mes compagnons de chambrée, j'ouvre à tâtons mon armoire métallique, j'en extrais en mettant à mal l'ordonnancement au carré de mes vêtements les éléments de la tenue de sortie, je fourre le reste dans mon sac à paquetage. Rapidement, je me déguise en soldat en tenue de sortie, chemise, cravate, pantalon, blouson, capote, chaussures de ville militaires et, sac sur l'épaule, je dévale les deux étages d'escaliers, je traverse la cour du quartier, j'arrive au poste de garde, à l'entrée de la caserne.
Mon arrivée est saluée de sourires discrets. Les militaires du poste de garde sont des appelés, comme moi militaires obligés, donc compatissants, théoriquement. Mais l'être humain est ainsi fait : lorsqu'il se croit du "bon côté" de la barrière, il en oublie son état. Je devine l'ironie dans les sourires de mes « alter ego », leur complicité avec les autres, les galonnés investis d'autorité. Les seuls militaires de carrière sont le sergent qui est venu m'appeler et l'adjudant chef de poste. Il est minuit. Les deux gradés m'examinent sans complaisance.
- Dis donc, bleu-bite, t'arrive ici et t'es même pas rasé! T'as dix minutes pour remonter dans ta turne, te raser, te mettre en tenue de combat et redescendre au poste pour te présenter...Alors, exécution, bleu-bite!
Cette appellation nouvelle qui m'est attribuée arrive pour la première fois à mes oreilles; elle fait l'objet d'une analyse rapide de ma part: L'adjectif qualificatif "bleu" ne peut ici correspondre à une nuance de la couleur du ciel par un clair jour d'été, il signifie nouveau; quant au substantif « bite », il ne peut s'agir de celles qui assurent l'amarrage des bateaux ! Se pose aussi le problème du genre, en conséquence, des accords qui en découlent. Une bite d'amarrage bleue, mais un bleu-bite...La réalité de ma situation interrompt presque immédiatement mes interrogations grammaticales.
Et de me retrouver sur l'immense cour pavée du quartier Elseneur à courir vers le bâtiment de la première batterie, l'unité à laquelle je suis affecté. J'évite de passer par la chambre elle-même, où mes compagnons dorment du sommeil du juste pour aller directement aux lavabos où j'ai déposé et ...oublié ma trousse de toilette. Tu me connais, mon petit chevreau, je ne suis ni très ordonné, ni très organisé. Cependant, en l'occurrence, je bénéficie de mes défauts, retrouve l'interrupteur de la salle où s'alignent des dizaines de lavabos identiques et mets la main sur ma trousse de toilette qui semblait m’attendre sagement à l'endroit précis où je l'avais abandonnée lors de ma toilette vespérale.
Je me rase, encore essoufflé de ma traversée de la cour de la caserne et de la remontée des escaliers avec armes et bagages. Evidemment, mon rasoir ne fait aucune concession à la peau de mon visage : Je me coupe et saigne de partout. Je m'essuie en vitesse, vide mon sac à paquetage sur le carrelage, trie les effets qui me semblent faire partie de la fameuse tenue de combat, enfile les superbes « chaussettes à clous » dont je t'ai fait la description tout à l'heure. J'aurai eu droit à une paire de "rangers" toutes neuves mais le sergent fourrier de ma nouvelle unité ne disposait plus de ma pointure, sans doute parce que mes pieds sont d'une taille trop courante. Je remplace donc les inélégantes chaussures de ville militaire de la tenue précédente pour enfiler les « chaussettes à clous » et réveiller par ci et par là des douleurs pédestres qui se rappellent à mon souvenir. Je sais que je suis en retard...Je dévale l'interminable escalier à une allure vertigineuse en m'aidant de la rampe, grâce à une technique emprunté au ski. Je traverse la cour pour la énième fois avec un bruit de train omnibus dans une campagne endormie.
Mon arrivée au poste est un franc succès. Les soldats du poste, se croient obligés de sourire par complaisance à l'égard du juteux. Celui-ci et son adjoint rient à gorge déployée. Moi, je n'ai aucune envie de sourire. Une rage profonde me monte à la gorge. Je ne suis plus fatigué. J'ai des envies de meurtre que je rentre tant bien que mal. Je sens monter en moi cette colère sauvage qui peut en instant transformer un être humain en l'animal sanguinaire qu'il ne cesse jamais complètement d'être.
Le juteux consulte sa montre et me fait observer que je suis en retard de plus de cinq minutes...Puis il entreprend de m'examiner en détail....
- Dis- donc, bleu-bite, faudra apprendre à te raser. On dirait que tu viens de ramper dans un buisson d'épines...
J'imagine mon allure et je comprends soudain à quel point je dois être comique avec mon calot de travers, mon treillis de combat trop grand, et mes chaussettes à clous! Ma petite Claire chérie, heureusement que tu ne m'as pas vu à ce moment là. Tu ne m'aurais plus aimé!
Cependant l'examen continue, sans concessions.
- Desarmoises...vous vous foutez de moi!
C'est la deuxième fois en moins de vingt-quatre heures que je bafoue l'autorité militaire en me foutant de ses éminents représentants.
-Vous vous êtes regardé dans une glace, Desarmoises ?...Ce n'est pas avec des soldats comme vous qu'on gagnera la guerre ! Un calot avec une tenue de combat ! T'as vraiment l'air d'un combattant. Tu ne sais pas que le casque lourd fait partie de la tenue du combattant, N. de D. fous le camp me chercher ton casque lourd ! espèce de gland ! et retour dans cinq minutes, maxi. Faut qu'on te fasse faire des exercices...
Retraversée de la cour de la caserne. Je me souviens soudain de ce fameux casque lourd dont je n'avais pas immédiatement compris l'utilité : Il sert de toute évidence à emmerder les pauvres troufions sanctionnés d'une « tenue de campagne ». je l'ai mis sur mon armoire métallique, dans la chambre, suivant ainsi les instructions du caporal Watrin. J'essaie de faire le moins de bruit possible, dépose le pesant paquetage dont je n'ai pas le droit de me départir près de la porte d'entrée, récupère le fameux casque. Je n'ai pas eu le temps de le régler à ma tête, sa jugulaire pend lamentablement et cette innommable ferraille tressaute sur mon crâne, sans aucune grâce.
Nouvelle arrivée au poste. Bref examen par l'adjudant...
- Sergent Karcher!...
- A vos ordre mon adjudant!
- Faites travailler le 2ème CST Desarmoises sur le parcours prévu.
.......?
Derrière le poste de garde, les camions ont laissé des ornières profondes dans le sol argileux. Les dernières pluies les ont remplies d'eau et de boue. Le deuxième CST que je suis a reçu l'ordre de ramper dans la plus longue. Cassé, le canonnier de deuxième classe Desarmoise n'a plus de volonté. Il est deux heures du matin. Il est là, grelottant et couvert de boue devant le poste de police. Il a rampé ! Suis-je encore moi ?....
- Desarmoise, c'est fini pour cette nuit. Demain matin, le major inspectera ton paquetage et gare à toi s'il y trouve la moindre merde. Rompez!...
« Rompez » ça veut dire en langage militaire que je suis libre! Libre de rentrer dans ma chambre non sans avoir au préalable remis en ordre mon paquetage sérieusement mis à mal. A quatre heures du matin, après deux heures d'efforts, c'est fait.
Ma tenue de combat, du treillis à l'élégant caleçon US kaki, tout sèche sur les radiateurs de la salle des lavabos et je me glisse enfin dans mon lit, ayant réalisé l'exploit de ne réveiller personne.

Ai-je vraiment dormi? Toujours est-il que je n'ai pas entendu la sonnerie du clairon. Par contre, j'ai bien perçu la voix de crécelle du major Zacher. Le major Zacher est un être d'une délicatesse et d'une distinction ! je ne te dis que ça, ma petite Claire!
Son mérite est d'avoir passé trois guerres, planqué derrière les roulantes en temps de guerre, exerçant son sacerdoce de « chien de quartier en temps de paix . Recruté en 1939 dans la banlieue lilloise où sa flemme légendaire le destinait au mieux à une carrière de petit malfrat, il a débuté comme soldat de deuxième classe. Après l'Indochine et deux campagnes en Algérie, il s'est retrouvé sergent major. Il a beaucoup mangé et tant grossi qu'il n'est plus apte à commander une section de combat, ni même à assurer l'instruction des "bleus". Il est devenu trop poussif pour demeurer près de l'action. Il s'occupe donc des tâches menues qui agrémentent la vie du soldat en caserne, est chargé d'en contrôler l'exécution par les hommes de troupe : corvées de chiottes, corvées de pluches, contrôle du rangement "au carré" des armoires et des lits. Ses performances physiques et intellectuelles ne vont pas au-delà et la République le paie grassement pour récompenser ses mérites. Aux jours glorieux des défilés, les décorations et médailles diverses ornent son imposant poitrail et dominent sa ballottante bedaine. Elles attestent de sa grande valeur militaire et de ses aptitudes à tuer...le temps !
Je te décris la scène qui se répétera sans doute tous les matins : Entrée du major dans notre chambre.
- Ça pue l'cul là d'dans!... Ouvrez les fenêtres. Ouvrez les plumards. Ouvrez les armoires.


Il s'arrête, interdit devant mon armoire.
- C'est à qui l'armoire vide?
- C'est à moi, Major.
- Pourquoi qu'y a rien dans ton armoire?
- J'ai bénéficié d'une tenue de campagne cette nuit, Mon Lieutenant. (Je m'étonne moi-même d'avoir appris si vite la servilité!)
- Présente-toi, espèce de gland!
- 2ème CST Desarmoises, Mon Lieutenant.
- Desarmoises...Caporal, notez! Desarmoises, de corvée de pluches!
- Et vous entendez tous: Que tout soit « au carré » quand je repasserai!
A huit heures, j'ai le crâne rasé, j'ai touché une paire de rangers toutes neuves et suprême félicité, je suis dans le local des « pluches ». Nous appliquons, avec une dizaine de congénères, nos talents de marmitons à plusieurs sacs de cinquante kilos de pommes de terre. Le bidasse et la patate sont intimement associés.
Ici, tout est hiérarchisé. Ainsi, la machine à éplucher les patates, c'est un caporal de carrière qui en a la responsabilité. Notre rôle se limite à enlever les yeux des tubercules. Comme nous avons été bien éduqués, déjà, nous taillons les pommes de terre « au carré », ce qui pour être fort rapide, n'en est pas moins peu économique. Mais ça, personne ne nous le reproche, l'institution militaire n'est pas chargée de faire la fortune de la République en économisant des bouts de chandelle ! Dans toutes les sociétés, pour inutiles qu'elles soient, les castes guerrières ont coûté cher, coûtent cher encore aux royaumes, monarchies, empires et Républiques de tous les pays de la terre
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Denis
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Re: La chute (suite)

Message par Denis »

J’adore « le bidasse et la patate sont intimement associés »… :mrgreen:
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Lolo90
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Re: La chute (suite)

Message par Lolo90 »

La fameuse période du bizutage :?
On y a eu droit aussi mais c’était plutôt la chambre entière et non une personne et il était pratiqué généralement par les libérables de l’escadron.

Quand cela a été mon tour d’être libérable , je n’ai pas voulu participer à cette fichue tradition.
J’ai préféré attendre le lendemain pour leur demander d’où ils venaient et de les encourager en leur disant que finalement le temps passe.
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Robert
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Re: La chute (suite)

Message par Robert »

Lolo90 a écrit : 31 juil. 2023, 09:43 La fameuse période du bizutage :?
On y a eu droit aussi mais c’était plutôt la chambre entière et non une personne et il était pratiqué généralement par les libérables de l’escadron.

Quand cela a été mon tour d’être libérable , je n’ai pas voulu participer à cette fichue tradition.
J’ai préféré attendre le lendemain pour leur demander d’où ils venaient et de les encourager en leur disant que finalement le temps passe.
À l’époque dont je parle, il ne s’agissait pas d’un simple bizutage, mais d’une« éducation » qui durait six mois. Une formation à la guerre, pas forcément celle que nous allions connaître. par exemple nous étions formés à la manipulation du canon anti aérien, de 40mm, dont l’usage en Algérie n’était pas vraiment nécessaire!
J’allais rester « encaserné» pendant neuf mois sans la moindre permission.
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Lolo90
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Re: La chute (suite)

Message par Lolo90 »

Robert a écrit : 31 juil. 2023, 10:29
Lolo90 a écrit : 31 juil. 2023, 09:43 La fameuse période du bizutage :?
On y a eu droit aussi mais c’était plutôt la chambre entière et non une personne et il était pratiqué généralement par les libérables de l’escadron.

Quand cela a été mon tour d’être libérable , je n’ai pas voulu participer à cette fichue tradition.
J’ai préféré attendre le lendemain pour leur demander d’où ils venaient et de les encourager en leur disant que finalement le temps passe.
À l’époque dont je parle, il ne s’agissait pas d’un simple bizutage, mais d’une« éducation » qui durait six mois. Une formation à la guerre, pas forcément celle que nous allions connaître. par exemple nous étions formés à la manipulation du canon anti aérien, de 40mm, dont l’usage en Algérie n’était pas vraiment nécessaire!
J’allais rester « encaserné» pendant neuf mois sans la moindre permission.
Hé bien cette période a dû être très difficile à supporter pour toi et tes compagnons d’infortune !
Quel lavage de cerveau réalisé avec l’accord tacite des autorités pour de simples appelés qui n’avaient pourtant rien demandé
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Denis
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Re: La chute (suite)

Message par Denis »

Comme tu dis, Lolo… Pour moi le but était d’apprendre à ne pas réfléchir, pour agir plus facilement. Après tout le soldat parfait obéit, et agit. Quand j’ai été appelé pour mes « 3 jours », qui n’en duraient que 2, je finissais mes études d’infirmier. 3 ans que j’apprenais à soigner des gens, et ça me faisait vraiment bizarre d’être contraint d’apprendre à en tuer…
Me voilà donc à Tarascon apres quelques heures de train, une escale à Marseille. On commence par une présentation de l’armée, de ce qui nous attend, puis c’est les tests, plutôt faciles. Ensuite c’est la visite médicale, et le repas du soir: des steack hachés tous petits et rabougris tellement ils étaient cuits. Les épinards, eux, bien liquides, faisaient penser à de la bouse de vache, bien verte… Qu’elle était loin la cuisine de ma maman! Coucher à 20h dans des lits en 70cm, mauvaise nuit et lever à 6h, avec les travaux d’intérêt général.
Je suis convoqué avec quelques autres, c’est pour me voir proposer l’école d’officier en Bretagne… Bof, pas envie.
Fin des tests de coordination, puis je me retrouve devant l’officier recruteur, qui m’annonce que je suis « compatible » pour le service national. Je lui dis que j’ai un emploi qui m’attend après mes études à l’hôpital de Digne, il me regarde, sourit puis me dit: « J’ai Vu à vos résultats que vous avez joué le jeu, que vous n’avez pas essayé de tirer au flanc. Vous avez de la chance, vous êtes trop à être nés en 1973, donc je vous exempte. Vous seriez nés 1 mois avant, vous n’étiez pas assez… » C’est comme ça que j’ai été exempté…
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Robert
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Re: La chute (suite)

Message par Robert »

Vous avez eu plus de chance que moi ; et moi, je me console, en pensant que j’ai eu plus de chance que mon grand-père qui a été envoyé sur la Somme en 1916.
Je pense aussi à mon oncle dont le père est décédé pendant la Grande guerre et qui a fait tout compris quatre ans de service entre 1939 et 1945.
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Robert
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Re: La chute (suite)

Message par Robert »

Il faut que je te raconte notre première sortie de futur combattant. Elle mérite un récit.
Ce seize février, nous sommes sous les ordres directs d'un sous-lieutenant, un appelé du contingent qui vient de réussir l'examen que nous préparons. Dans le civil, il est instituteur, à priori, un individu qui devrait avoir un comportement acceptable, civil au sens général de ce mot.
Nous avons « crapahuté » toute la journée dans la boue, sur le terrain militaire de Pfotzheim. Ereintés, nous sommes réunis dans une clairière, les pieds et les mains gelés, dans l'attente des camions qui doivent nous reconduire au quartier. Nous discutons à bâtons rompus et notre groupe ressemble un peu à un groupe de voyageurs qui attendrait un train. Cela fait "désordre" ce dont le lieutenant prend soudainement conscience, d'autant qu'il a vu passer, à quelques encablures, l'élégante silhouette du capitaine Sanchis en tenue de combat, spectacle clownesque que je salue d'un sourire intérieur.
- Section! Rassemblement! Hurle le lieutenant...En colonne, couvrez!
Et nous voici alignés comme les oignons de mai dans le jardin de mon grand-père.
- Assez déconné les gars! Quand je crierai "giclez!", vous trouvez un arbre et vous grimpez après. Le dernier à avoir les pieds par terre fera un "rampé" en ornière de char.
Le terrain de Pfortzheim est en fait un espace réservé aux manoeuvres des chars et des ornières profondes quadrillent le sol, plus imposantes encore que celles dont j'ai inauguré le cours lors de ma "tenue de campagne", à cause, sans doute, du passage répété d'engins blindés dans le même sillon. Mon goût pour les reptations n'est pas vraiment avéré et je trouve que j'ai déjà donné dans un passé si récent que je choisi la solution qui consistera à escalader le premier arbre qui me tombera sous les mains. J'assume à posteriori cette peu glorieuse attitude, mon orgueil dut-il en souffrir!
- Giclez! hurle le lieutenant rigolard, entouré de deux sergents-chefs qui ont quelques années d'armée derrière eux mais qui n'ont pas, à l'évidence, inventé la poudre à canon, ce dont je les excuse, d'autres , hélas, s'en sont chargés !
Tous les bidasses giclent aux ordres du lieutenant et se dirigent en un indescriptible désordre vers les grands arbres qui bordent la clairière. Notre lieutenant n'a rien imaginé : Cet exercice, il l'a subi il y a quelques mois ; de victime l’homme s’improvise volontiers bourreau et notre lieutenant puise dans l’exercice de son autorité nouvelle une joie un peu sadique qui a le goût de la revanche. Ainsi se perpétue la sainte tradition militaire. Il sent son autorité confortée aux yeux des sous-officiers de carrière qui l'entourent.


Tout le monde a giclé, sauf notre ami Nicolas. Il en a marre, Nicolas, marre qu'on l'abaisse au rang d'écureuil écervelé, marre qu'on le prenne pour une pomme fût-elle de pin, qu’on le prenne pour un con, pour ce qu'il n'est pas. Il n'a pas esquissé le poindre geste. Il reste planté comme un "I" têtu au milieu de la clairière, son fusil "Garant" à l'épaule. Insupportable défi.
- 2ème CST Sondag, aurais-tu les deux pieds dans la même godasse ?...Quelle chance tu as ! C'est toi qui as gagné le droit de ramper !
Nous sommes tous revenus, et nous formons un cercle autour du lieutenant, de ses sbires et de Nicolas qui n'a pas eu un geste. Les camions sont arrivés entre temps.
- Embarquez et que ça saute! hurle le sergent-chef Grollier.
Et tandis que nous nous précipitons vers les camions bâchés, resté seul, Nicolas subit son supplice. Il a préféré ramper plutôt que de se voir gratifié d'un mois de prison et d'être privé de permission. Notre lâcheté collective étalée l'a sans doute découragé aussi. Il entre dans le camion, couvert de boue et grelottant de froid. Il est solide, Nicolas, il ne sera même pas malade !
Tu vois, Claire, au lendemain de ces faits que je viens de te rapporter, me viennent deux réflexions très pessimistes à propos des comportements de l'homme.
Le lieutenant est un enseignant, un homme auquel on confiera bientôt l'éducation d'enfants ou d'adolescents. Son comportement sera sans doute irréprochable dans la pratique courante de son métier et à la ville. Peut-être sera-t-il un bon enseignant, un bon fils, un bon mari, un bon père de famille et pourtant, on ne m'enlèvera pas de l'esprit qu'il fera, si le retour convenable de l'histoire se produit, un excellent nazillon qui n'hésitera pas à torturer son prochain, pour peu que celui-ci ne soit pas dans son camp, qu'il ait une autre couleur de peau, une religion différente de la sienne, une autre philosophie de la vie, une autre vue de la société ou de la politique.
Ma seconde réflexion est encore bien plus amère, puisque le jugement que je vais porter ne s'applique pas collectivement aux autres ou individuellement à un autre, mais surtout à moi-même. Je pensais être capable de solidarité, je me suis révélé servile et peu soucieux de la collectivité à laquelle j'appartiens à présent, à mon corps défendant. Je me rends bien compte du prix inestimable qu'aurait la solidarité si elle s'appliquait aux sociétés humaines. Car enfin, si nous avions TOUS toisé le lieutenant au milieu de sa clairière, si nous avions TOUS et solidairement imité notre ami Nicolas, qu'auraient pu faire ceux qui nous commandent si mal, d'une manière aussi infamante et infantile ? Je réponds RIEN et je pense à tous ceux et toutes celles, qui ont été jusqu'au sacrifice de leur vie pour que nous soyons un peu plus libres ou un peu plus heureux. Je pense à tous ceux et toutes celles qui ont affronté les courants contraires, ont été cloués au pilori, mis au mur de l'infamie, ont été déshabillés, violés, lapidés, ont subi les pires supplices pour gagner le droit de se regarder en face au miroir de la vie. Je pense aux rebelles du chemin des dames fusillés pour l'exemple, pour rien...Et j'ai envie de chanter la complainte de Léo Ferré intitulée "MERDE A VAUBAN". A quoi bon, ce ne serait qu'une chanson.

Il existe pourtant des hommes qui ont oublié, eux, d'être des moutons !
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