
La chute (suite)
- Lolo90
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Re: La chute (suite)
Hé ben Robert, c'était chaud à l'époque dans les rues et bars de Karlsruhe 

- Robert
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Re: La chute (suite)
Nous sommes encore en uniforme, déguisement incontournable pour passer à coup sûr le poste de police sans anicroche. Il n'est que vingt-deux heures et le quartier indiqué par Gestel ne s'anime qu'à partir de minuit. Avant, ces rues sont désertes et si sombres qu'il est préférable de ne pas s'y fourvoyer. Afin de prendre patience, nous entrons dans une brasserie de la Kaiser Allee. Nous nous attablons à côté de deux militaires allemands, jeunes et qui accomplissent pour le compte de leur République à eux un service national qui ne débouche pas sur des opérations de maintien de l'ordre en terres lointaines. Ils sont détendus et cordiaux et nous engageons, par Wendling...et moi qui baragouine un peu l'allemand, une conversation qui tourne autour de nos préoccupations. Quand un soldat rencontre un autre soldat, qu'est-ce qu'ils s'racontent...des histoires de soldats, pourrait dire la chanson. Enfin nous parlons de notre projet de visite des "OFF LIMITS". Cela nous donne une idée des différences dans nos mentalités. Pour nos amis allemands, ces quartiers sont interdits. Pour nous aussi, mais eux respectent strictement la règle et "verboten" est un mot que nos compagnons prennent au sens littéral et sans aucun aménagement possible. Notre esprit gaulois est différent : transgresser la règle, braver les interdits est inscrit dans nos gènes. Nous irons donc dans les quartiers défendus sans nos amis allemands et les laissons à leur étonnement ; que des militaires puissent ne pas respecter des consignes établies dépasse leur entendement.
Nous repartons après avoir payé nos consommations. Dans ces occasions où nous sommes contraints de mettre la main à notre porte-monnaie, nous ne manquons pas de déplorer la faiblesse de nos francs lorsque nous les troquons contre des marks allemands.
- On croirait qu'ils ont gagné la guerre! s'exclame Daniel en indiquant les derniers cours. A chaque fois que j'achète des marks, j'en ai un peu moins pour mon billet de cent balles.
Et tout cela est bien vrai. Lorsque les anciens francs sont devenus les nouveaux francs à l'initiative du premier gouvernement de la cinquième République, nous avions cru le mauvais sort conjuré, nous pensions que l'affaiblissement continuel de notre monnaie allait être arrêté et que notre franc serait fort...Je ne puis que constater qu'il n'en est rien et je me demande si le phénomène ne tient pas à des facteurs inscrits dans nos gènes, ceux dont j'ai parlé tout à l'heure quand j'ai constaté, sur un point de détail, la discipline supérieure des soldats allemands. La faiblesse du Franc ne serait-elle pas le résultats d’indisciplines monétaires dont nous serions momentanément les innocentes victimes ?
Il nous reste à nous changer, troquer nos tenues militaires contre des tenues de simples civils afin de nous fondre dans l'anonymat lorsque nous serons en terres interdites. Daniel nous conduit près du dépôt de munitions, un coin qu'il connaît parfaitement pour l'avoir exploré maintes fois en galante compagnie. Nous nous arrêtons à l'orée du bois et nous nous transformons en quelques minutes. Nous sommes méconnaissables.
- Allez les gars, démerdez-vous. Il est bientôt minuit affirme Daniel après un coup d'oeil à sa montre bracelet.
Nous traversons des quartiers déserts, mal éclairés, en direction du secteur que nous recherchons. Daniel a un sens de l'orientation très convenable en rase campagne, mais quasi infaillible lorsqu'il s'agit de dénicher l'établissement le plus mal famé d'une localité quelconque. J'ai eu maintes fois l'occasion de le constater. Après une dizaine de minutes d' errances urbaines nous arrivons dans un quartier de la ville qui n'a pas été reconstruit après les furieux bombardements de mil neuf cent quarante-cinq.
Il s'y est établi une vie provisoire qui semble devoir s'éterniser, dans les caves, réduits, appentis, maisons miraculées comme il en existe partout, après les pires tremblements de terre. Au coin de la rue, une pancarte blanche porte en grosses lettres noires l'indication "OFF LIMITS". Une autre pancarte, à quelques mètres de là indique "SECTEUR INTERDIT AUX F.F.A." Cette dernière ne nous permet pas d'ignorer que nous sommes dans un coin où notre présence n'est pas licite...et je comprends assez rapidement la raison qui a poussé les autorités militaires à interdire le coin à ses ressortissants.
Ce qui, à première vue paraît une ville morte, sortie d'un cauchemar de Kafka, s'anime peu à peu. Ça et là, de pâles falots percent la brume nocturne, mélange de brouillards et de fumées, haleines fétides, échappées des ruines habitées, disséminées à intervalles irréguliers et qui disputent l'espace aux amoncellements de gravats, témoins de la splendeur passée de la ville. Nous sommes le quatre décembre, la journée est froide, un crachin a mouillé l'asphalte discontinu de la rue.
Et nous avons erré dans ce dédale, passant d'un bar louche où se trament au comptoir d'inavouables tractations, à un tripot de jeu où l'on peut perdre jusqu'à sa chemise en quelques minutes. Il y a des dancings aussi où de jeunes allemandes cherchent fortune auprès des militaires américains qui leur semblent avoir décroché la lune parce qu'ils sont lisses, propres et bien rasés, mâchent du chewing-gum avec l'élégance discrète d'un ruminant, disposent de poignées de marks et de cigarettes au goût de miel. Elles se prostituent pour quelques dollars...avec un peu de plaisir en plus, peut-être, mais sans être rétribuées pour ce qu'elles donnent, pour leurs vingt ans qui partent vers les plafonds noircis comme la fumée des cigarettes de tabac blond.
Tous ces établissements ont en commun de manquer d'oxygène, et nous n'y faisons que de brefs séjours tant l'air libre nous manque rapidement. Il y règne une atmosphère particulière que je n'avais trouvé que dans certains films policiers. La lumière est rare, rouge, estompée par les fumées nauséabondes. L'air confiné et moite sent l'alcool. On ne parle qu'à voix basses, même si on a envie de gueuler. Le chuchotement des consommateurs alterne avec la musique sirupeuse que répandent les "juke-boxes" multicolores et scintillants alimentés par la manne sonnante et trébuchante issue des poches des militaires. Car le coin n'est fréquenté que par des militaires, en majorité américains, auxquels le quartier est pourtant interdit.
Les descentes de la MP (military police) sont fréquentes mais ne s'appliquent qu'aux ressortissants américains en état d'ébriété avancée et qui s'exhibent dans les rues. Le GI moyen a une frousse bleue de la MP. Pour avoir observé une descente de l'une de leurs patrouilles j'ai compris pourquoi. Les membres de la MP ne se déplacent qu'en groupe de cinq ou six soldats casqués et armés d'impressionnantes matraques. Ils sont triés sur le volet et les critères de leur sélection sont l'absence de sentiments et la carrure athlétique. Ils se déplacent en file indienne, sans un mot. Je les ai vu passer à tabac deux pauvres soldats paumés, ivres, et les jeter comme sacs de patates dans leur fourgon. Heureusement pour nous, notre armée n'a pas les moyens de se payer ces escouades de gardes chiourmes et finalement, nous sommes presque contents d'être français.
Nous n'avons fait qu'une brève apparition dans un bar, le temps de boire une bière. Le tripot de jeu n'était, de toute évidence, pas à notre portée. Nous sommes restés un moment au dancing, le temps que Daniel trouve l'établissement infect.
- Les gars, on pourrait rester cent ans là dedans, que nous n'aurions pas soulevé une nana à nous quatre. Elles ne s'intéressent qu'au fric et aux ricains, les deux allant de pair... L'air est irrespirable... Et le potin, vous supportez ce potin?...Allez, on met les voiles. On va aller dans le bobinard que Gestel m'a indiqué
Nous repartons après avoir payé nos consommations. Dans ces occasions où nous sommes contraints de mettre la main à notre porte-monnaie, nous ne manquons pas de déplorer la faiblesse de nos francs lorsque nous les troquons contre des marks allemands.
- On croirait qu'ils ont gagné la guerre! s'exclame Daniel en indiquant les derniers cours. A chaque fois que j'achète des marks, j'en ai un peu moins pour mon billet de cent balles.
Et tout cela est bien vrai. Lorsque les anciens francs sont devenus les nouveaux francs à l'initiative du premier gouvernement de la cinquième République, nous avions cru le mauvais sort conjuré, nous pensions que l'affaiblissement continuel de notre monnaie allait être arrêté et que notre franc serait fort...Je ne puis que constater qu'il n'en est rien et je me demande si le phénomène ne tient pas à des facteurs inscrits dans nos gènes, ceux dont j'ai parlé tout à l'heure quand j'ai constaté, sur un point de détail, la discipline supérieure des soldats allemands. La faiblesse du Franc ne serait-elle pas le résultats d’indisciplines monétaires dont nous serions momentanément les innocentes victimes ?
Il nous reste à nous changer, troquer nos tenues militaires contre des tenues de simples civils afin de nous fondre dans l'anonymat lorsque nous serons en terres interdites. Daniel nous conduit près du dépôt de munitions, un coin qu'il connaît parfaitement pour l'avoir exploré maintes fois en galante compagnie. Nous nous arrêtons à l'orée du bois et nous nous transformons en quelques minutes. Nous sommes méconnaissables.
- Allez les gars, démerdez-vous. Il est bientôt minuit affirme Daniel après un coup d'oeil à sa montre bracelet.
Nous traversons des quartiers déserts, mal éclairés, en direction du secteur que nous recherchons. Daniel a un sens de l'orientation très convenable en rase campagne, mais quasi infaillible lorsqu'il s'agit de dénicher l'établissement le plus mal famé d'une localité quelconque. J'ai eu maintes fois l'occasion de le constater. Après une dizaine de minutes d' errances urbaines nous arrivons dans un quartier de la ville qui n'a pas été reconstruit après les furieux bombardements de mil neuf cent quarante-cinq.
Il s'y est établi une vie provisoire qui semble devoir s'éterniser, dans les caves, réduits, appentis, maisons miraculées comme il en existe partout, après les pires tremblements de terre. Au coin de la rue, une pancarte blanche porte en grosses lettres noires l'indication "OFF LIMITS". Une autre pancarte, à quelques mètres de là indique "SECTEUR INTERDIT AUX F.F.A." Cette dernière ne nous permet pas d'ignorer que nous sommes dans un coin où notre présence n'est pas licite...et je comprends assez rapidement la raison qui a poussé les autorités militaires à interdire le coin à ses ressortissants.
Ce qui, à première vue paraît une ville morte, sortie d'un cauchemar de Kafka, s'anime peu à peu. Ça et là, de pâles falots percent la brume nocturne, mélange de brouillards et de fumées, haleines fétides, échappées des ruines habitées, disséminées à intervalles irréguliers et qui disputent l'espace aux amoncellements de gravats, témoins de la splendeur passée de la ville. Nous sommes le quatre décembre, la journée est froide, un crachin a mouillé l'asphalte discontinu de la rue.
Et nous avons erré dans ce dédale, passant d'un bar louche où se trament au comptoir d'inavouables tractations, à un tripot de jeu où l'on peut perdre jusqu'à sa chemise en quelques minutes. Il y a des dancings aussi où de jeunes allemandes cherchent fortune auprès des militaires américains qui leur semblent avoir décroché la lune parce qu'ils sont lisses, propres et bien rasés, mâchent du chewing-gum avec l'élégance discrète d'un ruminant, disposent de poignées de marks et de cigarettes au goût de miel. Elles se prostituent pour quelques dollars...avec un peu de plaisir en plus, peut-être, mais sans être rétribuées pour ce qu'elles donnent, pour leurs vingt ans qui partent vers les plafonds noircis comme la fumée des cigarettes de tabac blond.
Tous ces établissements ont en commun de manquer d'oxygène, et nous n'y faisons que de brefs séjours tant l'air libre nous manque rapidement. Il y règne une atmosphère particulière que je n'avais trouvé que dans certains films policiers. La lumière est rare, rouge, estompée par les fumées nauséabondes. L'air confiné et moite sent l'alcool. On ne parle qu'à voix basses, même si on a envie de gueuler. Le chuchotement des consommateurs alterne avec la musique sirupeuse que répandent les "juke-boxes" multicolores et scintillants alimentés par la manne sonnante et trébuchante issue des poches des militaires. Car le coin n'est fréquenté que par des militaires, en majorité américains, auxquels le quartier est pourtant interdit.
Les descentes de la MP (military police) sont fréquentes mais ne s'appliquent qu'aux ressortissants américains en état d'ébriété avancée et qui s'exhibent dans les rues. Le GI moyen a une frousse bleue de la MP. Pour avoir observé une descente de l'une de leurs patrouilles j'ai compris pourquoi. Les membres de la MP ne se déplacent qu'en groupe de cinq ou six soldats casqués et armés d'impressionnantes matraques. Ils sont triés sur le volet et les critères de leur sélection sont l'absence de sentiments et la carrure athlétique. Ils se déplacent en file indienne, sans un mot. Je les ai vu passer à tabac deux pauvres soldats paumés, ivres, et les jeter comme sacs de patates dans leur fourgon. Heureusement pour nous, notre armée n'a pas les moyens de se payer ces escouades de gardes chiourmes et finalement, nous sommes presque contents d'être français.
Nous n'avons fait qu'une brève apparition dans un bar, le temps de boire une bière. Le tripot de jeu n'était, de toute évidence, pas à notre portée. Nous sommes restés un moment au dancing, le temps que Daniel trouve l'établissement infect.
- Les gars, on pourrait rester cent ans là dedans, que nous n'aurions pas soulevé une nana à nous quatre. Elles ne s'intéressent qu'au fric et aux ricains, les deux allant de pair... L'air est irrespirable... Et le potin, vous supportez ce potin?...Allez, on met les voiles. On va aller dans le bobinard que Gestel m'a indiqué
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Re: La chute (suite)
Quelle aventure Robert !!
- Robert
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Re: La chute (suite)
En fait, je suspecte Daniel de nous avoir entraînés ici avec la seule et unique intention d'arriver au "bobinard que Gestel lui a indiqué".
L'établissement a une enseigne : "DIE ROTE LATERNE". Il n'y a pas de rues répertoriées et indiquées mais en traînant un peu là dedans, nous finissons bien par trouver ce délicieux havre de l'amour vénal.
La lanterne rouge nous apparaît; elle n'aurait pu échapper à nos recherches tant sa situation est avantageuse dans ce quartier pourri. Elle se trouve accrochée à la façade de la seule maison restée à peu près intacte d'une ancienne placette. Sa lumière rouge et embuée éclaire la porte d'entrée. Nous poussons la porte et nous nous retrouvons dans un bar un peu crasseux. Nous sommes seuls. Il est trois heures du matin. Nous nous installons à une grande table de bois rectangulaire, le temps de voir quatre femmes au comptoir.
La plus âgée est derrière la machinerie qui distribue la bière; les trois autres, jeunes et court - vêtues, là s’arrête toute comparaison possible avec la Perrette de Jean de La Fontaine, sont perchées sur des sièges à hautes pattes d'échassiers. Les jambes des filles ne touchent pas le sol mais elles descendent lestement de leur piédestal et se trouvent rapidement à notre table. Il y en a pour tous les goûts : une grande blonde dolichocéphale et volubile, une petite brune rondouillette et muette et une rousse superbe sur laquelle Schmitt a immédiatement jeté son dévolu.
- Moi, les mecs, je préfère les rousses... si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Nous n'y voyons vraiment aucun inconvénient, d'autant que la créature s'est assise sur les genoux de son admirateur en relevant ostensiblement ses jupes afin que celui-ci puisse constater qu’elle ne porte aucun dessous.
La grande blonde a, elle aussi, une très belle apparence. En la regardant de plus près, on s'aperçoit qu'une vie de débauche nocturne a flétri déjà l'éclat de sa peau, que ses cheveux sont filasses à force de teintures et décolorations. Sa voix est tout à fait insupportable: Une voix de crécelle qui vous vrille les oreilles jusqu'au cerveau. Elle parle. C'est elle la capitaine de l'équipe chargée des négociations. Elle parle en anglais, un mauvais anglais couvert par la musique du juke box. Nous n'entendons que quelques bribes que mes souvenirs en anglais me permettent toutefois de comprendre. Et puis il y les gestes, et l'allemand de Wendling. Nous avons tout compris en peu de temps, grâce à lui et Daniel doit se féliciter intérieurement de l'avoir embarqué sur la galère. Nous avons compris que pour monter à l'étage avec ces belles, il suffit de payer. Il en coûte normalement cent marks, mais compte-tenu de l'heure avancée, de l'absence de clientèle, du caractère désargenté partout établi du militaire français, ces demoiselles consentiraient à "travailler" à demi tarif, c'est à dire pour cinquante marks par personne; mais dans ce cas, il s'agirait d'un ticket collectif : tout le monde dans la même chambre afin de ne pas alourdir les frais de ménage post - opératoire.
Cette idée plaît beaucoup à Daniel. Schmitt et Wendling ne sont pas contre les économies et au quartier Elseneur les douches sont bien collectives!.. Quant à moi, je reste en dehors de la négociation car l'expérience ne me tente pas pour des raisons d’hygiène, peut - être.
La petite brune parle à l'oreille de Wendling. La grande blonde décatie à entrepris de séduire Daniel, ce qui n'est pas très difficile.
Schmitt est cramoisi. Il ne tient plus et ses mains se promènent sur les cuisses de la rousse avec frénésie, passent impudiquement sous sa jupe partiellement relevée, tâtent les seins de la jeune femme comme s'il s'agissait de pétrir une pâte à brioche. Il ne sait pas parler aux étrangères, Schmitt et pourtant, il voudrait bien savoir...
- Wendling, je voudrai bien savoir si c'est une vraie rousse. Demande lui voir ça en allemand, propose le séducteur de rouquines.
La réponse suit immédiatement la question posée par notre interprète; elle ne s'embarrasse pas de mots, la rousse. Elle quitte soudain les genoux de Schmitt, soulève ses jupes jusqu'au ventre ; il nous est permis de constater qu'elle est effectivement une rousse véritable. Cela achève Schmitt qui était déjà en état de pâmoison avancée.
Je reste seul à la table. La maquerelle, derrière son distributeur de bibine me fait des clins d'oeil : Sans doute l'arrivée tardive et inopinée de clients "montants" lui a-t-elle rempli simultanément le porte-monnaie et le coeur d'indulgence... Elle me pardonne d'avoir boudé le sabbat, d'autant plus aisément qu'il n'y avait que trois filles et qu'elle a sans doute conscience de ne plus être cotée à l'argus de l’amour payant...Bien qu'en temps de guerre...
Le reste, je ne le connais que par la conversation des heureux à leur retour. Ils réapparaissent dans l'ordre de leur rapidité à éjaculer. Je prête à Schmitt, dans ce domaine, une célérité proche de celle d'un papa lapin car sa bonne mine ronde, comme la lune dans sa plénitude, illumine bientôt le bas de l'escalier en colimaçon. Moins de deux minutes, ce qui est sans aucun doute un record compte tenu de l'ensemble des opérations qui se sont déroulées à l'étage. Il est encore cramoisi et il revient s'asseoir à mes côtés avec l'air réjoui d'un recordman qui aurait pulvérisé sa meilleur performance.
Wendling suit à cinq minutes.
Daniel, qui a déjà assouvi ses instincts animaux dans l'après-midi et qui tient à en avoir pour son argent ne revient qu'un quart d'heure plus tard. Il est un client expérimenté des hôtels de passe, lui.
- Vous êtes complètement cons, les gars, affirme Daniel... Schmitt, alors toi, tu déconnes complètement. Enfin, cinquante marks pour cinq secondes de plaisir, ca fait cher de l'heure!
- Ca fait six mois que je n'avais pas vu une femme, alors...balbutie le coupable dépensier soudain embarrassé.
Epilogue. A l'étage, la pièce comportait un lit double, un divan et un lavabo. Comment Schmitt a-t-il pu, se laver comme l'a exigé la rousse, enfiler une capote, jouir et se retrouver sur la ligne de départ en moins de deux minutes? Les autres n'ont même pas eu le temps de profiter du spectacle. Schmitt avait fini avant qu'ils aient eu le temps de commencer!
Les exploit de notre compagnon deviennent un sujet de plaisanteries grivoises. Schmitt est le Luky Luke du quartier Elseneur : sa réputation est de tirer plus vite que son ombre comme le héros de la bande dessinée; Eros de bande dessinée, Schmitt?
Peu importe, il nous faut rentrer.
Nous ne parlons plus. Chacun médite et s'interroge, peut-être. L'amour réduit à cet accouplement furtif me fait effectivement penser aux lapins de mon grand-père par une association saugrenue d'idées, comme sont saugrenus tous les enchaînements que produit notre esprit quand il est fatigué, lorsque les idées se bousculent sans qu'à aucun moment n'intervienne la raison pour imposer un ordre convenable.
Mes pensées errent au profond de mes souvenirs.
Mon grand - père Jules a conservé, toute sa vie, l'atavisme paysan que sa naissance rurale lui avait inoculée à sa venue au monde. Ainsi, il élevait des lapins. La courette de sa maison de la rue Joséphine Desbois en était toute parfumée lorsque les chaleurs de l'été exacerbait leurs odeurs fortes. Et je me souviens de ces énormes rongeurs appelés "géants des Flandres" qui batifolaient dans leurs cages sombres et grillagées sous mes yeux innocents d'enfant de la ville. Parfois, un ami de pépé Jules amenait dans un panier d'osier, un géant (ou une géante) des Flandres. On ouvrait la "bannette" et l'étranger était soudain plongé dans la cage d'un congénère qu'il ne connaissait pas. Mais les animaux avaient très vite fait connaissance. Le mâle faisait trois tours de la cage à la poursuite de la femelle, la saisissait de ses pattes antérieures et...la sérénade était jouée, en même temps que l'indispensable copulation; y avait-il consentement mutuel? Le cérémonial complet n'avait duré que quelques secondes et l'étranger, énergiquement saisi par la peau du dos, retrouvait le panier dont il avait été extrait quelques instants avant ; en eut-il eu le désir, qu’il n'aurait eu le temps d'exprimer sa tendresse à l'égard de son (ou de sa) partenaire. Je ne comprenais rien à ce manège et ne je faisais pas le lien entre cette nécessaire phase initiale, et la naissance, six semaines plus tard, d'une tendre portée de lapereaux nus, douillettement lovés dans le nid de poils que maman lapin avait confectionné pour eux dans le coin le plus sombre de la cage.
- Pierre, me disait pépé Jules, il ne faut surtout pas toucher les petits lapins sinon leur maman les mangerait!
Cette interdiction verbale était bien plus bien plus efficace qu'une cage qui aurait fermé à clé, et jamais, au grand jamais, je n'ai porté la main sur les petits lapins de mon grand-père. Je me rattrapais bien, par la suite, quand la nature leur avait donné un doux pelage et qu'ils étaient sevrés.
Voilà à quoi je pense, dans la voiture qui nous ramène à une allure vertigineuse vers notre garnison. La nuit sera courte!
Je pense aux lapins de mon grand-père et j'associe leurs ébats aux ébats de Schmitt à l'étage du bobinard des "OFF LIMITS". Heureusement, la comparaison s’achève avant l’épisode de la procréation !
J'ai vraiment envie de penser à demain, à ce demain où je serai libéré et quitterai enfin, et pour toujours cet univers étranger, le moment où enfin, je te retrouverai sur notre planète, celle que nous avons construite et qui n'appartient qu'à nous, où la guerre n'a pas semé de quartiers mal famés, où l'air que l'on respire est pur comme celui du Mont Ventoux un jour de fort mistral
L'établissement a une enseigne : "DIE ROTE LATERNE". Il n'y a pas de rues répertoriées et indiquées mais en traînant un peu là dedans, nous finissons bien par trouver ce délicieux havre de l'amour vénal.
La lanterne rouge nous apparaît; elle n'aurait pu échapper à nos recherches tant sa situation est avantageuse dans ce quartier pourri. Elle se trouve accrochée à la façade de la seule maison restée à peu près intacte d'une ancienne placette. Sa lumière rouge et embuée éclaire la porte d'entrée. Nous poussons la porte et nous nous retrouvons dans un bar un peu crasseux. Nous sommes seuls. Il est trois heures du matin. Nous nous installons à une grande table de bois rectangulaire, le temps de voir quatre femmes au comptoir.
La plus âgée est derrière la machinerie qui distribue la bière; les trois autres, jeunes et court - vêtues, là s’arrête toute comparaison possible avec la Perrette de Jean de La Fontaine, sont perchées sur des sièges à hautes pattes d'échassiers. Les jambes des filles ne touchent pas le sol mais elles descendent lestement de leur piédestal et se trouvent rapidement à notre table. Il y en a pour tous les goûts : une grande blonde dolichocéphale et volubile, une petite brune rondouillette et muette et une rousse superbe sur laquelle Schmitt a immédiatement jeté son dévolu.
- Moi, les mecs, je préfère les rousses... si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Nous n'y voyons vraiment aucun inconvénient, d'autant que la créature s'est assise sur les genoux de son admirateur en relevant ostensiblement ses jupes afin que celui-ci puisse constater qu’elle ne porte aucun dessous.
La grande blonde a, elle aussi, une très belle apparence. En la regardant de plus près, on s'aperçoit qu'une vie de débauche nocturne a flétri déjà l'éclat de sa peau, que ses cheveux sont filasses à force de teintures et décolorations. Sa voix est tout à fait insupportable: Une voix de crécelle qui vous vrille les oreilles jusqu'au cerveau. Elle parle. C'est elle la capitaine de l'équipe chargée des négociations. Elle parle en anglais, un mauvais anglais couvert par la musique du juke box. Nous n'entendons que quelques bribes que mes souvenirs en anglais me permettent toutefois de comprendre. Et puis il y les gestes, et l'allemand de Wendling. Nous avons tout compris en peu de temps, grâce à lui et Daniel doit se féliciter intérieurement de l'avoir embarqué sur la galère. Nous avons compris que pour monter à l'étage avec ces belles, il suffit de payer. Il en coûte normalement cent marks, mais compte-tenu de l'heure avancée, de l'absence de clientèle, du caractère désargenté partout établi du militaire français, ces demoiselles consentiraient à "travailler" à demi tarif, c'est à dire pour cinquante marks par personne; mais dans ce cas, il s'agirait d'un ticket collectif : tout le monde dans la même chambre afin de ne pas alourdir les frais de ménage post - opératoire.
Cette idée plaît beaucoup à Daniel. Schmitt et Wendling ne sont pas contre les économies et au quartier Elseneur les douches sont bien collectives!.. Quant à moi, je reste en dehors de la négociation car l'expérience ne me tente pas pour des raisons d’hygiène, peut - être.
La petite brune parle à l'oreille de Wendling. La grande blonde décatie à entrepris de séduire Daniel, ce qui n'est pas très difficile.
Schmitt est cramoisi. Il ne tient plus et ses mains se promènent sur les cuisses de la rousse avec frénésie, passent impudiquement sous sa jupe partiellement relevée, tâtent les seins de la jeune femme comme s'il s'agissait de pétrir une pâte à brioche. Il ne sait pas parler aux étrangères, Schmitt et pourtant, il voudrait bien savoir...
- Wendling, je voudrai bien savoir si c'est une vraie rousse. Demande lui voir ça en allemand, propose le séducteur de rouquines.
La réponse suit immédiatement la question posée par notre interprète; elle ne s'embarrasse pas de mots, la rousse. Elle quitte soudain les genoux de Schmitt, soulève ses jupes jusqu'au ventre ; il nous est permis de constater qu'elle est effectivement une rousse véritable. Cela achève Schmitt qui était déjà en état de pâmoison avancée.
Je reste seul à la table. La maquerelle, derrière son distributeur de bibine me fait des clins d'oeil : Sans doute l'arrivée tardive et inopinée de clients "montants" lui a-t-elle rempli simultanément le porte-monnaie et le coeur d'indulgence... Elle me pardonne d'avoir boudé le sabbat, d'autant plus aisément qu'il n'y avait que trois filles et qu'elle a sans doute conscience de ne plus être cotée à l'argus de l’amour payant...Bien qu'en temps de guerre...
Le reste, je ne le connais que par la conversation des heureux à leur retour. Ils réapparaissent dans l'ordre de leur rapidité à éjaculer. Je prête à Schmitt, dans ce domaine, une célérité proche de celle d'un papa lapin car sa bonne mine ronde, comme la lune dans sa plénitude, illumine bientôt le bas de l'escalier en colimaçon. Moins de deux minutes, ce qui est sans aucun doute un record compte tenu de l'ensemble des opérations qui se sont déroulées à l'étage. Il est encore cramoisi et il revient s'asseoir à mes côtés avec l'air réjoui d'un recordman qui aurait pulvérisé sa meilleur performance.
Wendling suit à cinq minutes.
Daniel, qui a déjà assouvi ses instincts animaux dans l'après-midi et qui tient à en avoir pour son argent ne revient qu'un quart d'heure plus tard. Il est un client expérimenté des hôtels de passe, lui.
- Vous êtes complètement cons, les gars, affirme Daniel... Schmitt, alors toi, tu déconnes complètement. Enfin, cinquante marks pour cinq secondes de plaisir, ca fait cher de l'heure!
- Ca fait six mois que je n'avais pas vu une femme, alors...balbutie le coupable dépensier soudain embarrassé.
Epilogue. A l'étage, la pièce comportait un lit double, un divan et un lavabo. Comment Schmitt a-t-il pu, se laver comme l'a exigé la rousse, enfiler une capote, jouir et se retrouver sur la ligne de départ en moins de deux minutes? Les autres n'ont même pas eu le temps de profiter du spectacle. Schmitt avait fini avant qu'ils aient eu le temps de commencer!
Les exploit de notre compagnon deviennent un sujet de plaisanteries grivoises. Schmitt est le Luky Luke du quartier Elseneur : sa réputation est de tirer plus vite que son ombre comme le héros de la bande dessinée; Eros de bande dessinée, Schmitt?
Peu importe, il nous faut rentrer.
Nous ne parlons plus. Chacun médite et s'interroge, peut-être. L'amour réduit à cet accouplement furtif me fait effectivement penser aux lapins de mon grand-père par une association saugrenue d'idées, comme sont saugrenus tous les enchaînements que produit notre esprit quand il est fatigué, lorsque les idées se bousculent sans qu'à aucun moment n'intervienne la raison pour imposer un ordre convenable.
Mes pensées errent au profond de mes souvenirs.
Mon grand - père Jules a conservé, toute sa vie, l'atavisme paysan que sa naissance rurale lui avait inoculée à sa venue au monde. Ainsi, il élevait des lapins. La courette de sa maison de la rue Joséphine Desbois en était toute parfumée lorsque les chaleurs de l'été exacerbait leurs odeurs fortes. Et je me souviens de ces énormes rongeurs appelés "géants des Flandres" qui batifolaient dans leurs cages sombres et grillagées sous mes yeux innocents d'enfant de la ville. Parfois, un ami de pépé Jules amenait dans un panier d'osier, un géant (ou une géante) des Flandres. On ouvrait la "bannette" et l'étranger était soudain plongé dans la cage d'un congénère qu'il ne connaissait pas. Mais les animaux avaient très vite fait connaissance. Le mâle faisait trois tours de la cage à la poursuite de la femelle, la saisissait de ses pattes antérieures et...la sérénade était jouée, en même temps que l'indispensable copulation; y avait-il consentement mutuel? Le cérémonial complet n'avait duré que quelques secondes et l'étranger, énergiquement saisi par la peau du dos, retrouvait le panier dont il avait été extrait quelques instants avant ; en eut-il eu le désir, qu’il n'aurait eu le temps d'exprimer sa tendresse à l'égard de son (ou de sa) partenaire. Je ne comprenais rien à ce manège et ne je faisais pas le lien entre cette nécessaire phase initiale, et la naissance, six semaines plus tard, d'une tendre portée de lapereaux nus, douillettement lovés dans le nid de poils que maman lapin avait confectionné pour eux dans le coin le plus sombre de la cage.
- Pierre, me disait pépé Jules, il ne faut surtout pas toucher les petits lapins sinon leur maman les mangerait!
Cette interdiction verbale était bien plus bien plus efficace qu'une cage qui aurait fermé à clé, et jamais, au grand jamais, je n'ai porté la main sur les petits lapins de mon grand-père. Je me rattrapais bien, par la suite, quand la nature leur avait donné un doux pelage et qu'ils étaient sevrés.
Voilà à quoi je pense, dans la voiture qui nous ramène à une allure vertigineuse vers notre garnison. La nuit sera courte!
Je pense aux lapins de mon grand-père et j'associe leurs ébats aux ébats de Schmitt à l'étage du bobinard des "OFF LIMITS". Heureusement, la comparaison s’achève avant l’épisode de la procréation !
J'ai vraiment envie de penser à demain, à ce demain où je serai libéré et quitterai enfin, et pour toujours cet univers étranger, le moment où enfin, je te retrouverai sur notre planète, celle que nous avons construite et qui n'appartient qu'à nous, où la guerre n'a pas semé de quartiers mal famés, où l'air que l'on respire est pur comme celui du Mont Ventoux un jour de fort mistral
- Denis
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Re: La chute (suite)
Robert, merci pour « dolichocéphale »! Je ne le connaissais pas. Et toujours ce superbe coup de plume… Je me régale…
- Robert
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Re: La chute (suite)
Trop drôle ton dernier post robert avec les aventures érotiques et humoristiques de Schmidt l éjaculateur précoce encore plus fort que Chirac ,15 minutes douche comprise,merci?
- Robert
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Re: La chute (suite)
CHAPITRE 4
ARAIGNEE DU SOIR
Claire replace cette dernière lettre à sa place, soigneusement, et referme la boîte aux souvenirs. La nuit s'est avancée, silencieuse. La jeune femme sent en elle monter l'irrésistible envie de sommeil. Elle s'allonge, toute habillée .
Elle ne LA voit pas immédiatement.
Le regard de Claire effleure l'ombre mais ne s'y arrête pas. Sans doute l'image s'est-elle fixée, inconsciemment, dans la mémoire de la jeune femme.
Au mur, l'ombre a changé de forme. Elle a avancé imperceptiblement pour s'arrêter exactement à l'angle de la chambre et Claire replonge dans ses pensées
Claire veut dire adieu à Pierre, ce soir même. Elle ne sait comment faire passer ce message, comment lui faire comprendre qu'elle ne supporte plus cette lancinante solitude, lui dire son désespoir. Elle sait qu'un tel message ne peut être compris, ne le sera ni aujoud’hui, ni demain, ni jamais sans doute. Les mots ont-ils une si grande importance qu'ils modifient la perception que l'on peut avoir des faits? Cette lettre sera la dernière qu'elle écrira à Pierre.
Arroubange, le 8 novembre 1960.....
Claire a de plus en plus de mal à écrire. Les larmes tordent curieusement les lettres des mots de l'adresse qu'elle écrit d'une main mal assurée: Sergent Desarmoises - SP 27865 - AFN.
Ombre et lumière, lumières et ombres.
Claire lève les yeux... Elle se révèle soudain.
La regarde-t-elle? Fascinante bestiole que la lumière rasante a rendu gigantesque, irréelle, menaçante.
Un frisson parcourt le corps de Claire. Il a pris naissance à la racine de ses cheveux, a glissé le long de son échine jusqu'au creux de ses reins, a pris possession de son ventre. Comme un automate, elle se lève, déplace la chaise jusqu'au coin de la pièce où l'ombre inquiétante semble attendre son destin, immobile. Claire a pris son chausson droit en main. Elle monte sur la chaise, se dresse sur la pointe de ses pieds et frappe une fois, rien qu'une.
La silhouette noire a disparu. Claire enfile son chausson. L'araignée est au sol, sur un carreau jaune du damier jaune et noir que dessine le vieux linoléum qui couvre le parquet vermoulu. La pitoyable bestiole a repris ses mensurations normales. Un mouvement convulsif agite encore deux de ses pattes qui s'étirent dans un grotesque spasme d'agonie. La bête s'abandonne ; et s'enfuit peu à peu ce qui lui reste de vie. Elle se recroqueville, à jamais immobile.
Claire a remis la chaise au bureau et s'apprête à descendre dans la salle de classe où son travail l'attend. Elle prend deux livres sur la table de chêne, se charge d'une boîte à biscuits métallique et elle descend l'escalier de bois qui la mène à sa salle de classe.
La porte ouverte, elle retrouve cette odeur si particulière des salles de classe d’autrefois, odeur constituée de milliers de senteurs que l'intimité de leur mélange ne permet plus de distinguer. Claire s'installe sur le banc d'écolier du fond de sa classe, parce qu'il est le plus adapté à sa taille. Les ronds maculés de bleu des encriers de porcelaine où plongent les plumes "sergent major", comme des yeux immobiles, l'observent tandis qu'elle pose sur la tablette inclinée et ornée de graffitis qu’il serait sans doute possible de dater et d’identifier, les piles de cahiers qu'elle a l'intention de corriger. Elle a abandonné sur son bureau les deux livres qu'elle tenait sous son bras et ouvert la boîte de biscuits qu'elle a placée à côté d'elle. La boîte déborde de lettres. Ce sont les lettres de Pierre, celles qu'il lui a écrite depuis qu'ils se sont connus. Tous les soirs, c'est un rite, Claire lit la dernière lettre de Pierre et quelques autres parfois.
Elle laisse faire le hasard: le hasard est cousin du désordre état pour lequel Claire a un penchant, presque une tendresse.
Pierre ne lui a plus écrit depuis...Claire réfléchit. Sa dernière lettre est datée du...Elle ne sait plus, qu'importe...Aujourd'hui, c'est le 8 novembre... Elle pense que Pierre ne lui écrira plus.
Elle a mis ses lunettes. Elle a reclassé ces longs messages par la date qu'ils portent et cette lecture recréé deux mondes parallèles, le sien aux nuances changeantes des saisons des amitié et des amours qui s'enfuient et celui de Pierre, si loin...Quel mystérieux mécanisme psychologique pousse Claire à relire ce qui émane d'un passé qu'elle sait révolu, qu’elle voudrait définitivement enterré au profond de sa mémoire ?
Claire s'est assoupie au fond de sa salle de classe. Le passage bruyant du camion citerne de la coopérative qui assure la collecte matinale du lait fait vibrer les deux hautes fenêtres branlantes qui donnent sur la rue. Le pinceau des phares du lourd véhicule balaie un instant l'espace de la pièce, projette l'ombre démesurée du tableau-noir contre le mur. Claire se lève, éclaire l'escalier. Il est cinq heures. Le village est encore endormi. La jeune femme sort dans le froid glacial. La première neige de l'année a saupoudré la campagne pendant son sommeil, subrepticement, peu à peu. Elle a couvert le sol gelé d'une pellicule de sucre en poudre qui bientôt fera la joie des écoliers d'Arroubange.
Claire a ouvert la porte de son école et s'est jetée dans l'air glacial, brutalement, comme on plonge dans un milieu hostile et pourtant fascinant. Le matou de la ferme voisine a laissé les traces de ses pas furtifs dans la couche blanche de la première neige. Le silence est palpable. Claire tient à la main une lettre qu'elle jette dans la boîte jaune fixée au pilier du mur gris de l'école. Elle court pour s'enfermer dans son logement de service et ses pas légers ont laissé une trace insolite qui suit celle qu'a laissé le chat de gouttières. Elle va s'abriter du monde extérieur qu'elle ne veut plus voir, auquel elle ne veut plus penser. Elle va essayer de dormir jusqu'à sept heures.
Le message qui sèmera le vide et le désespoir partira ce matin, à dix heures, comme l'a affiché le préposé des postes en lettre noires sur la porte de la boîte aux lettre d’Arroubange.
Pierre, lui ne sait rien. Il vit encore à l'heure de ses rêves.
Sur le carreau jaune du vieux linoléum de la chambre de Claire git le cadavre d'une grosse araignée dont la mort a figé l'attitude. La jeune femme ramasse la bestiole morte , ouvre le couvercle de fonte du fourneau. Le feu dévore tout.
Pierre est en route pour l'Algérie
ARAIGNEE DU SOIR
Claire replace cette dernière lettre à sa place, soigneusement, et referme la boîte aux souvenirs. La nuit s'est avancée, silencieuse. La jeune femme sent en elle monter l'irrésistible envie de sommeil. Elle s'allonge, toute habillée .
Elle ne LA voit pas immédiatement.
Le regard de Claire effleure l'ombre mais ne s'y arrête pas. Sans doute l'image s'est-elle fixée, inconsciemment, dans la mémoire de la jeune femme.
Au mur, l'ombre a changé de forme. Elle a avancé imperceptiblement pour s'arrêter exactement à l'angle de la chambre et Claire replonge dans ses pensées
Claire veut dire adieu à Pierre, ce soir même. Elle ne sait comment faire passer ce message, comment lui faire comprendre qu'elle ne supporte plus cette lancinante solitude, lui dire son désespoir. Elle sait qu'un tel message ne peut être compris, ne le sera ni aujoud’hui, ni demain, ni jamais sans doute. Les mots ont-ils une si grande importance qu'ils modifient la perception que l'on peut avoir des faits? Cette lettre sera la dernière qu'elle écrira à Pierre.
Arroubange, le 8 novembre 1960.....
Claire a de plus en plus de mal à écrire. Les larmes tordent curieusement les lettres des mots de l'adresse qu'elle écrit d'une main mal assurée: Sergent Desarmoises - SP 27865 - AFN.
Ombre et lumière, lumières et ombres.
Claire lève les yeux... Elle se révèle soudain.
La regarde-t-elle? Fascinante bestiole que la lumière rasante a rendu gigantesque, irréelle, menaçante.
Un frisson parcourt le corps de Claire. Il a pris naissance à la racine de ses cheveux, a glissé le long de son échine jusqu'au creux de ses reins, a pris possession de son ventre. Comme un automate, elle se lève, déplace la chaise jusqu'au coin de la pièce où l'ombre inquiétante semble attendre son destin, immobile. Claire a pris son chausson droit en main. Elle monte sur la chaise, se dresse sur la pointe de ses pieds et frappe une fois, rien qu'une.
La silhouette noire a disparu. Claire enfile son chausson. L'araignée est au sol, sur un carreau jaune du damier jaune et noir que dessine le vieux linoléum qui couvre le parquet vermoulu. La pitoyable bestiole a repris ses mensurations normales. Un mouvement convulsif agite encore deux de ses pattes qui s'étirent dans un grotesque spasme d'agonie. La bête s'abandonne ; et s'enfuit peu à peu ce qui lui reste de vie. Elle se recroqueville, à jamais immobile.
Claire a remis la chaise au bureau et s'apprête à descendre dans la salle de classe où son travail l'attend. Elle prend deux livres sur la table de chêne, se charge d'une boîte à biscuits métallique et elle descend l'escalier de bois qui la mène à sa salle de classe.
La porte ouverte, elle retrouve cette odeur si particulière des salles de classe d’autrefois, odeur constituée de milliers de senteurs que l'intimité de leur mélange ne permet plus de distinguer. Claire s'installe sur le banc d'écolier du fond de sa classe, parce qu'il est le plus adapté à sa taille. Les ronds maculés de bleu des encriers de porcelaine où plongent les plumes "sergent major", comme des yeux immobiles, l'observent tandis qu'elle pose sur la tablette inclinée et ornée de graffitis qu’il serait sans doute possible de dater et d’identifier, les piles de cahiers qu'elle a l'intention de corriger. Elle a abandonné sur son bureau les deux livres qu'elle tenait sous son bras et ouvert la boîte de biscuits qu'elle a placée à côté d'elle. La boîte déborde de lettres. Ce sont les lettres de Pierre, celles qu'il lui a écrite depuis qu'ils se sont connus. Tous les soirs, c'est un rite, Claire lit la dernière lettre de Pierre et quelques autres parfois.
Elle laisse faire le hasard: le hasard est cousin du désordre état pour lequel Claire a un penchant, presque une tendresse.
Pierre ne lui a plus écrit depuis...Claire réfléchit. Sa dernière lettre est datée du...Elle ne sait plus, qu'importe...Aujourd'hui, c'est le 8 novembre... Elle pense que Pierre ne lui écrira plus.
Elle a mis ses lunettes. Elle a reclassé ces longs messages par la date qu'ils portent et cette lecture recréé deux mondes parallèles, le sien aux nuances changeantes des saisons des amitié et des amours qui s'enfuient et celui de Pierre, si loin...Quel mystérieux mécanisme psychologique pousse Claire à relire ce qui émane d'un passé qu'elle sait révolu, qu’elle voudrait définitivement enterré au profond de sa mémoire ?
Claire s'est assoupie au fond de sa salle de classe. Le passage bruyant du camion citerne de la coopérative qui assure la collecte matinale du lait fait vibrer les deux hautes fenêtres branlantes qui donnent sur la rue. Le pinceau des phares du lourd véhicule balaie un instant l'espace de la pièce, projette l'ombre démesurée du tableau-noir contre le mur. Claire se lève, éclaire l'escalier. Il est cinq heures. Le village est encore endormi. La jeune femme sort dans le froid glacial. La première neige de l'année a saupoudré la campagne pendant son sommeil, subrepticement, peu à peu. Elle a couvert le sol gelé d'une pellicule de sucre en poudre qui bientôt fera la joie des écoliers d'Arroubange.
Claire a ouvert la porte de son école et s'est jetée dans l'air glacial, brutalement, comme on plonge dans un milieu hostile et pourtant fascinant. Le matou de la ferme voisine a laissé les traces de ses pas furtifs dans la couche blanche de la première neige. Le silence est palpable. Claire tient à la main une lettre qu'elle jette dans la boîte jaune fixée au pilier du mur gris de l'école. Elle court pour s'enfermer dans son logement de service et ses pas légers ont laissé une trace insolite qui suit celle qu'a laissé le chat de gouttières. Elle va s'abriter du monde extérieur qu'elle ne veut plus voir, auquel elle ne veut plus penser. Elle va essayer de dormir jusqu'à sept heures.
Le message qui sèmera le vide et le désespoir partira ce matin, à dix heures, comme l'a affiché le préposé des postes en lettre noires sur la porte de la boîte aux lettre d’Arroubange.
Pierre, lui ne sait rien. Il vit encore à l'heure de ses rêves.
Sur le carreau jaune du vieux linoléum de la chambre de Claire git le cadavre d'une grosse araignée dont la mort a figé l'attitude. La jeune femme ramasse la bestiole morte , ouvre le couvercle de fonte du fourneau. Le feu dévore tout.
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Re: La chute (suite)
Pourtant on dit bien : araignée du soir, espoir ...
L'éloignement et l'espacement de leurs lettres ont fait leur travail de sape.
Satanée guerre d'Algérie

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Satanée guerre d'Algérie
