Re: La chute (suite)
Posté : 14 août 2023, 08:54
CHAPITRE 7
RUPTURE
Elle devait s'achever le lendemain. Sans doute cette fracture était-elle écrite déjà, sous l'orage de cet après-midi d'été que Pierre venait de revivre en songe...
C'est l'heure attendue du souper, décor inchangé. Le nain de jardin qui assume les fonctions de vaguemestre survient au moment où Pierre grignote machinalement le trognon de la pomme qui a servi de dessert.
- Maréchal des Logis Desarmoise!
- Ici!
Pierre s'est saisi de la lettre, sa lettre, celle qu'il a tant attendue. Il reconnaît l'écriture familière de Claire, ronde et nette, au libellé de l'adresse. Le vaguemestre n'a eu aucune difficulté à lire le nom du destinataire de ce message. Pierre ne pense plus qu'à s'isoler pour lire la lettre de l'aimée. Seul, il veut être seul, s'isoler, comme s'il voulait garder pour lui seul ce plaisir d'être un instant avec ELLE.
S'isoler est facile à cette heure du jour. Après le souper, chacun prend l'air si doux par la chaleur restituée par le sol chauffé au grand soleil de la journée qui s'achève. Pierre se dirige vers le dortoir où il sait qu'il ne sera pas dérangé. Il s'assied sur le lit sommairement bordé et ouvre l’enveloppe avec le couteau savoyard qui jamais ne quitte sa poche.
D’emblée, la missive lui semble bien courte pour avoir été si longuement attendue. Ce que Pierre lit...
Arroubange, le 8 novembre 1960
Pierre, je dois te dire des choses qui, je le sais, te feront mal. Cependant, plus j'attendrai et plus difficile et douloureux sera mon message.
Quand nous nous sommes quittés, fin août, je n'ai pas osé te dire mon désir de mettre un terme à notre relation. Le temps passé loin de toi, au fil des jours, a usé insensiblement l'amour si fort que j'avais ressenti pendant les deux années où tu as été tout pour moi. Et puis il y a eu notre longue séparation, et sont intervenus dans ma vie des changements sur lesquels je ne souhaite pas m'étendre. Je n'ai pas envie d'en parler; les connaître ne t'apporterait rien.
Je sais que le moment pour te dire ces mots qui te feront du chagrin est bien mal choisi, je sais que tu m'en voudras, à juste titre, mais je ne veux plus que tu m'écrives. L'amitié ne remplace jamais les amours mortes. Ne cherche pas à me revoir. Je ne pourrai jamais plus être celle que tu as aimée car celle-ci n'existe plus.
Claire
Pierre replie la feuille maudite, la glisse dans l’enveloppe, froisse le tout et écrase la boule de papier informe au fond de la poche de son treillis. Pour l’enfouir, la faire disparaître, comme pour nier l’existence du passé. Claire? Qui est-elle cette femme soudain étrangère. Il navigue indécis entre rage et abattement...
Il s’étend sur son lit, le nez dans les couvertures, les bras en couronne au-dessus de la tête. Ses mâchoires se crispent comme s'il tenait entre ses dents l'ennemi qu'il voudrait broyer. Ne plus rien voir, ne plus rien entendre, sombrer lentement dans l’inconscience. Pleurer. Pleurer lui ferait du bien mais les larmes se refusent à ses paupières closes. Il n’y croit pas vraiment. Il est dans un cauchemar dont le jour va le tirer, inéluctablement. Mais non, il s’est retourné dans son lit, a senti la boule de papier écrasée au fond de sa poche. Toute sa vie tient dans le détail de l’existence ou de l’absence de ce simple fragment de papier froissé. Pierre est à présent étendu sur le dos et sa main droite se referme au fond de sa poche sur le message enfoui. Il le déplie. Apparaît l’écriture maudite qu’il a tant attendue pourtant.« Ne cherche pas à me revoir.Je ne pourrai plus jamais être celle que tu as aimée... »
Pourquoi? ...Pourquoi?... La question demeure sans réponse. Aura-t-elle jamais une réponse? Qu’importe de savoir lorsqu’on ne peut infléchir le cours du destin.
Pierre pleure à présent. Il est sûr que le passé n’est plus. Il s’est à nouveau enfoui le visage dans les draps rudes de son lit. Il pleure à présent, silencieusement, dans la nuit pleine des stridulations des insectes, dans la nuit douce de l’automne algérien finissant. Par la porte du dortoir restée ouverte entrent les rumeurs du camp, des bruits confus de pas, des voix, des chocs. La vie ralentie s’est établie sur le djebel. Pierre est seul. De sa blessure coule l'amertume, lentement.
S’endormir. Oublier, oublier un instant, le temps de plonger dans la nuit.
S’habituer à l’idée que demain ne sera pas comme hier...Laisser au temps le soin de cicatriser les plaies.
Demain, le soleil se lèvera sur l’Atlas, chauffera les pierres de l’oued asséché et murira de l’oranger les fruits pleins de promesses
RUPTURE
Elle devait s'achever le lendemain. Sans doute cette fracture était-elle écrite déjà, sous l'orage de cet après-midi d'été que Pierre venait de revivre en songe...
C'est l'heure attendue du souper, décor inchangé. Le nain de jardin qui assume les fonctions de vaguemestre survient au moment où Pierre grignote machinalement le trognon de la pomme qui a servi de dessert.
- Maréchal des Logis Desarmoise!
- Ici!
Pierre s'est saisi de la lettre, sa lettre, celle qu'il a tant attendue. Il reconnaît l'écriture familière de Claire, ronde et nette, au libellé de l'adresse. Le vaguemestre n'a eu aucune difficulté à lire le nom du destinataire de ce message. Pierre ne pense plus qu'à s'isoler pour lire la lettre de l'aimée. Seul, il veut être seul, s'isoler, comme s'il voulait garder pour lui seul ce plaisir d'être un instant avec ELLE.
S'isoler est facile à cette heure du jour. Après le souper, chacun prend l'air si doux par la chaleur restituée par le sol chauffé au grand soleil de la journée qui s'achève. Pierre se dirige vers le dortoir où il sait qu'il ne sera pas dérangé. Il s'assied sur le lit sommairement bordé et ouvre l’enveloppe avec le couteau savoyard qui jamais ne quitte sa poche.
D’emblée, la missive lui semble bien courte pour avoir été si longuement attendue. Ce que Pierre lit...
Arroubange, le 8 novembre 1960
Pierre, je dois te dire des choses qui, je le sais, te feront mal. Cependant, plus j'attendrai et plus difficile et douloureux sera mon message.
Quand nous nous sommes quittés, fin août, je n'ai pas osé te dire mon désir de mettre un terme à notre relation. Le temps passé loin de toi, au fil des jours, a usé insensiblement l'amour si fort que j'avais ressenti pendant les deux années où tu as été tout pour moi. Et puis il y a eu notre longue séparation, et sont intervenus dans ma vie des changements sur lesquels je ne souhaite pas m'étendre. Je n'ai pas envie d'en parler; les connaître ne t'apporterait rien.
Je sais que le moment pour te dire ces mots qui te feront du chagrin est bien mal choisi, je sais que tu m'en voudras, à juste titre, mais je ne veux plus que tu m'écrives. L'amitié ne remplace jamais les amours mortes. Ne cherche pas à me revoir. Je ne pourrai jamais plus être celle que tu as aimée car celle-ci n'existe plus.
Claire
Pierre replie la feuille maudite, la glisse dans l’enveloppe, froisse le tout et écrase la boule de papier informe au fond de la poche de son treillis. Pour l’enfouir, la faire disparaître, comme pour nier l’existence du passé. Claire? Qui est-elle cette femme soudain étrangère. Il navigue indécis entre rage et abattement...
Il s’étend sur son lit, le nez dans les couvertures, les bras en couronne au-dessus de la tête. Ses mâchoires se crispent comme s'il tenait entre ses dents l'ennemi qu'il voudrait broyer. Ne plus rien voir, ne plus rien entendre, sombrer lentement dans l’inconscience. Pleurer. Pleurer lui ferait du bien mais les larmes se refusent à ses paupières closes. Il n’y croit pas vraiment. Il est dans un cauchemar dont le jour va le tirer, inéluctablement. Mais non, il s’est retourné dans son lit, a senti la boule de papier écrasée au fond de sa poche. Toute sa vie tient dans le détail de l’existence ou de l’absence de ce simple fragment de papier froissé. Pierre est à présent étendu sur le dos et sa main droite se referme au fond de sa poche sur le message enfoui. Il le déplie. Apparaît l’écriture maudite qu’il a tant attendue pourtant.« Ne cherche pas à me revoir.Je ne pourrai plus jamais être celle que tu as aimée... »
Pourquoi? ...Pourquoi?... La question demeure sans réponse. Aura-t-elle jamais une réponse? Qu’importe de savoir lorsqu’on ne peut infléchir le cours du destin.
Pierre pleure à présent. Il est sûr que le passé n’est plus. Il s’est à nouveau enfoui le visage dans les draps rudes de son lit. Il pleure à présent, silencieusement, dans la nuit pleine des stridulations des insectes, dans la nuit douce de l’automne algérien finissant. Par la porte du dortoir restée ouverte entrent les rumeurs du camp, des bruits confus de pas, des voix, des chocs. La vie ralentie s’est établie sur le djebel. Pierre est seul. De sa blessure coule l'amertume, lentement.
S’endormir. Oublier, oublier un instant, le temps de plonger dans la nuit.
S’habituer à l’idée que demain ne sera pas comme hier...Laisser au temps le soin de cicatriser les plaies.
Demain, le soleil se lèvera sur l’Atlas, chauffera les pierres de l’oued asséché et murira de l’oranger les fruits pleins de promesses