La chute (suite)
- Lolo90
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Re: La chute (suite)
Bonne nouvelle pour Pierre
Cette responsabilité était grande et devait être très intéressante
Et surtout en dehors des mouvements militaires
Cette responsabilité était grande et devait être très intéressante
Et surtout en dehors des mouvements militaires
- Denis
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Re: La chute (suite)
Vite la suite!!! 

- Robert
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Re: La chute (suite)
Pierre a refermé la porte du bureau abasourdi par les responsabilités qu’on vient de lui confier. Pourra-t-il les assumer? Il se dirige avec Mertens qu’il a rencontré pour la première fois ce matin vers la porte de la ferme. Ils passent le poste de garde. L’air soucieux de Pierre n’échappe pas à son compagnon.
- T’en fais pas mon pote. Au début, quand on te confie ce boulot, tu as l’impression que la terre se barre sous tes pieds, que tu va cumuler les emmerdes, que les "fels." t’auront coupé les couilles avant que t’ai tourné autour de la première tente de ce merdier de regroupement, qu’on t’a mis là et que tu ne peux rien faire, comme si, nain que tu es, il te fallait enlever les djebels des alentours avec une petite cuillère. Mais tu le vois, le maréchal des logis Mertens! Regarde le!...Ca fait huit mois qu’il se baguenaude dans la poussière du coin, entouré de "fels", d’ivrognes et de cons, et il n’en n’est pas mort. Il rentre à Amnéville, en Moselle, Mertens. Il y sera dans trois jours. Ça fait vingt-quatre mois qu’il se fait chier dans le bled. Il n’a eu qu’une seule permission au milieu de ses vacances en Afrique et tu vois...je vais les revoir, mes parents, ma frangine qui s’est mariée pendant que je me les roulais ici et ma Céline, surtout ma Céline!...La quille Desarmoise, la quille! ça viendra pour toi aussi.
L’espace d’un instant, le visage de Claire réapparaît à Pierre, comme un coup de poignard. Il n'a plus, lui, de "Céline" pour alimenter son désir de retour au pays...
Pierre avance comme un automate. Il n’a même plus cette envie de rentrer vite en Lorraine. Il est ici, aujourd’hui et pour longtemps. Il n’a aucune envie de penser aux lendemains.
Lors de son arrivée à Aïn Balloul, il n’avait prêté aucune attention à l’immense campement de tentes installé à quelques centaines de mètres de la ferme.
Les deux hommes entraient à présent dans un long baraquement, si ocre qu’il se fondait totalement dans le paysage au point d’être invisible. Le sol, naturellement aride, avait perdu toute sa végétation par l’incessant piétinement d’une population apparemment désoeuvrée à cette heure où le soleil déjà haut semble poser sur tout sa chape de torpeur.
Bon, je vais essayer de t’expliquer, Desarmoise, commence Mertens. Tu sais, je n’ai pas bien compris ce que je j’ai foutu pendant les huit mois où j’ai été affecté ici. Je n’ai rien voulu te dire devant le capitaine. Avant j’étais au commando "Georges". Là, au moins, on cassait un peu de fel...sans prendre trop de risques. On crapahutait dans le djebel ; parfois on en levait quatre ou cinq, comme on lève des sangliers. On ne savait pas trop si c’était des vrais rebelles; en tous les cas c’était des mecs en djellabas qui n’avaient rien à foutre là où ils étaient. Ils étaient en zone interdite. On les fixait sur le terrain par une bonne mitraille. Le lieutenant appelait Saïda, les hélicos étaient là en quelques minutes et nettoyaient le terrain. C’était simple! Ici, par contre, c’est la galère. Tous les gens que tu vois là, il sont là contre leur gré. Ce sont des éleveurs de moutons de vaches et de chèvres. Avant, ils faisaient paître leurs bestioles sur les hauts plateaux. Mais tu comprends, ça n’allait guère avec nos opérations militaires. Ils aidaient les rebelles, les planquaient, les nourrissaient, empêchaient l’armée d’employer les grands moyens. Alors, on les a parqués ici, avec leurs tentes, hommes femmes et gosses. On a passé le djebel au napalm, tu verras le travail. Et maintenant, on est content! On l’a bien fait avancer, notre désert! Ya des kilomètres carrés ou même un rat ne pourrait pas se cacher...Mais ces gens, il faudrait s’en occuper. Et ça, c’est une autre histoire, compliquée, qu’on ne règle pas à coups de fusils ou de mitrailleuse. Leurs bêtes n’ont plus d’herbe, les troupeaux s’amenuisent. Alors on laisse l’affaire à des cons d’appelés; avec quelques indigènes que je vais te présenter, il leur faut se démerder là dedans comme ils peuvent, faire en sorte que le bon peuple garde foi et patience.
- T’en fais pas mon pote. Au début, quand on te confie ce boulot, tu as l’impression que la terre se barre sous tes pieds, que tu va cumuler les emmerdes, que les "fels." t’auront coupé les couilles avant que t’ai tourné autour de la première tente de ce merdier de regroupement, qu’on t’a mis là et que tu ne peux rien faire, comme si, nain que tu es, il te fallait enlever les djebels des alentours avec une petite cuillère. Mais tu le vois, le maréchal des logis Mertens! Regarde le!...Ca fait huit mois qu’il se baguenaude dans la poussière du coin, entouré de "fels", d’ivrognes et de cons, et il n’en n’est pas mort. Il rentre à Amnéville, en Moselle, Mertens. Il y sera dans trois jours. Ça fait vingt-quatre mois qu’il se fait chier dans le bled. Il n’a eu qu’une seule permission au milieu de ses vacances en Afrique et tu vois...je vais les revoir, mes parents, ma frangine qui s’est mariée pendant que je me les roulais ici et ma Céline, surtout ma Céline!...La quille Desarmoise, la quille! ça viendra pour toi aussi.
L’espace d’un instant, le visage de Claire réapparaît à Pierre, comme un coup de poignard. Il n'a plus, lui, de "Céline" pour alimenter son désir de retour au pays...
Pierre avance comme un automate. Il n’a même plus cette envie de rentrer vite en Lorraine. Il est ici, aujourd’hui et pour longtemps. Il n’a aucune envie de penser aux lendemains.
Lors de son arrivée à Aïn Balloul, il n’avait prêté aucune attention à l’immense campement de tentes installé à quelques centaines de mètres de la ferme.
Les deux hommes entraient à présent dans un long baraquement, si ocre qu’il se fondait totalement dans le paysage au point d’être invisible. Le sol, naturellement aride, avait perdu toute sa végétation par l’incessant piétinement d’une population apparemment désoeuvrée à cette heure où le soleil déjà haut semble poser sur tout sa chape de torpeur.
Bon, je vais essayer de t’expliquer, Desarmoise, commence Mertens. Tu sais, je n’ai pas bien compris ce que je j’ai foutu pendant les huit mois où j’ai été affecté ici. Je n’ai rien voulu te dire devant le capitaine. Avant j’étais au commando "Georges". Là, au moins, on cassait un peu de fel...sans prendre trop de risques. On crapahutait dans le djebel ; parfois on en levait quatre ou cinq, comme on lève des sangliers. On ne savait pas trop si c’était des vrais rebelles; en tous les cas c’était des mecs en djellabas qui n’avaient rien à foutre là où ils étaient. Ils étaient en zone interdite. On les fixait sur le terrain par une bonne mitraille. Le lieutenant appelait Saïda, les hélicos étaient là en quelques minutes et nettoyaient le terrain. C’était simple! Ici, par contre, c’est la galère. Tous les gens que tu vois là, il sont là contre leur gré. Ce sont des éleveurs de moutons de vaches et de chèvres. Avant, ils faisaient paître leurs bestioles sur les hauts plateaux. Mais tu comprends, ça n’allait guère avec nos opérations militaires. Ils aidaient les rebelles, les planquaient, les nourrissaient, empêchaient l’armée d’employer les grands moyens. Alors, on les a parqués ici, avec leurs tentes, hommes femmes et gosses. On a passé le djebel au napalm, tu verras le travail. Et maintenant, on est content! On l’a bien fait avancer, notre désert! Ya des kilomètres carrés ou même un rat ne pourrait pas se cacher...Mais ces gens, il faudrait s’en occuper. Et ça, c’est une autre histoire, compliquée, qu’on ne règle pas à coups de fusils ou de mitrailleuse. Leurs bêtes n’ont plus d’herbe, les troupeaux s’amenuisent. Alors on laisse l’affaire à des cons d’appelés; avec quelques indigènes que je vais te présenter, il leur faut se démerder là dedans comme ils peuvent, faire en sorte que le bon peuple garde foi et patience.
- Lolo90
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Re: La chute (suite)
Sans connaitre la suite, je pense que Pierre va bien s'en sortir.
Grâce à son empathie et sa gentillesse envers ces gens qui n'avaient rien demandé.
Ils vont ressentir la sincérité de ce soldat qui va se démener pour les aider au mieux et essayer de les comprendre.
Grâce à son empathie et sa gentillesse envers ces gens qui n'avaient rien demandé.
Ils vont ressentir la sincérité de ce soldat qui va se démener pour les aider au mieux et essayer de les comprendre.
- Robert
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Re: La chute (suite)
Le discours de Mertens avait planté le décor. Mais Mertens n’avait regardé l’Algérie qu’avec ses yeux. Pierre allait bien vite s’apercevoir qu’en la regardant avec le coeur, bien des choses pouvaient être perçues autrement.
- Viens Desarmoise. Je vais te présenter l’homme qui te sera le plus précieux. Mohamed!...
- Je suis là, sergent répond une voix fortement teinté de l’accent local.
- Je te présente mon successeur, le maréchal des logis Desarmoise. Il aura besoin de toi, tu sais.
- Enchanté...Monsieur, bredouille Pierre.
Pierre serre la main d’un arabe sans âge, très vieux, peut-être , mais qui semble indestructible, tant il est droit, alerte . C’est un homme de taille moyenne, impeccablement vêtu d’une gandoura et d’un burnous blanc, immaculés ce qui, en la circonstance est un petit miracle. Il est coiffé d’un cheich également blanc. Son visage buriné par soleils et vents respire la bonté tranquille et l’énergie. Mohamed est sec et musclé ; ses bras qui émergent de ses habits blancs ressemblent à des pieds de vigne. C’est un homme qui respire la rigueur, qui croit dans les options qu’il a choisies, un français-musulman comme la presse métropolitaine désigne ces hommes et ses femmes algériens et algériennes qui se sont rangés du côté de la France, patrie qu’ils ont servi et en laquelle ils ont une confiance aveugle. On leur a d’ailleurs bien expliqué qu’ils sont français ce dont ils n’avaient, d’ailleurs, jamais douté.
- Tu vois, Desarmoise, tu as affaire à un homme qui a combattu trois années en France contre les allemands de 1942 à 1945. Il est couvert de médailles qui attestent de son courage et de sa vaillance.
L’homme au burnous blanc est reparti. Mertens complète la présentation de Mohamed.
- Mohamed connaît tous les habitants du douar et tout le monde le respecte. Il est respecté parce qu'il l'a mérité, parce qu'il est un "chibani", mot qui n'a pas de traduction parfaitement adaptée dans notre langue. Cela signifie qu'il est vieux et qu'il a la sagesse. Il te guidera dans les "khaïmas", te présentera les gens, t’aidera à prendre des décisions. C’est un homme intelligent et droit. Il sera pour toi un auxiliaire précieux et bénévole... car tout ce qu’il fait, il le fait par conviction, certain qu'il est de la nécessité de maintenir le statu-quo en Algérie, département français d’outre-Méditerranée. Evite de te balader seul dans les tentes. Car les convictions de Mohamed ne sont pas partagées par tous les habitants du regroupement. Les "fels" ont des appuis auprès de certaines familles et on ne sait jamais...Pour l’instant, les partisans de la rébellion ont peur et préfèrent la clandestinité, mais pour combien de temps?...Il faut encore que je te présente le toubib... Jacques!...Jacques!...
Le toubib est dans la pièce du fond du baraquement. Il règne sur son « dispensaire ». C’est un homme tout petit, rond, gras, le visage rond et luisant de transpiration auréolé de cheveux frisés, noirs et hirsutes. Son treillis militaire n’a plus tous ses boutons, débraillé dont son propriétaire n’a cure puisque sa veste est largement ouverte sur un torse grassouillet et velu. Il est plus âgé que les militaires du contingent car il a retardé au maximum son incorporation par des sursis que ses études longues ont justifiés. Il est tombé là parce que son mauvais esprit reconnu, son allergie chronique à l’effort physique et son incapacité à se plier à la discipline militaire le rendent inapte aux tâches de « pacification » que l’armée française entend mener. Il a mal choisi sa date de naissance: à toute autre époque que celle d’une guerre, il eut été reformé. Mais en temps de guerre, il n’est individu assez inapte pour ne pas être incorporé dans les « forces armées », d’une manière ou d’une autre. L’institution militaire lui a donc trouvé ce rôle de toubib gratuit pour les gens du regroupement, ce qui n’est pas aussi aberrant, par exemple, que le boucher qu’on a désigné comme coiffeur ou le maçon nommé cuisinier à l’ordinaire!... Le docteur Kahn est avachi sur la table qui lui sert de bureau de fortune.
- Entrez les gars. Je n’ai pas de clientes, vous n’aurez même pas le plaisir de voir un cul!
- Je te présente Pierre Desarmoise, ose Mertens, et Pierre, tu es en présence du docteur Jacques Kahn... Pierre va me succéder.
- Enchanté vieux! On va bosser ensemble, pas pour longtemps, j’ai la quille fin décembre. En attendant, asseyez-vous un moment, on va faire la causette, histoire de se passer le temps.
Pierre observe le local dont la peinture jaune est fort défraichie et son hôte habituel dont le pittoresque ne lui échappe pas. Il a remarqué que Mertens l’a présenté sans accoler, comme il est d’usage, son grade à son patronyme. Il se doute que cet oubli est volontaire et que le docteur Kahn fait une allergie totale à tout ce qui a trait aux militaires. La table de Jacques est encombrée de flacons, de pansements, de scalpels, d’aiguilles; avec le stéthoscope et l’appareil destiné à la mesure de la tension, des monceaux de papiers et de bouquins occupent totalement l’espace. La trousse de n’importe quel médecin de métropole est plus riche que l’armoire du cabinet médical dont le matériel a été soustrait petit à petit à la dotation de l’ambulance régimentaire.
La chaleur accablante accumulée par la toiture en tôles du bâtiment s’évacue tant bien que mal par la porte et la fenêtre ouvertes. Mertens et Jacques discutent de la pluie et du beau temps, des maladies des gens qu’on ne peut pas soigner, des gradés de la compagnie, tous des cons ou des saoûlards, des projets qu’ils entendent mener à bien lors de leur retour à la vie civile. Et le toubib de conclure:
Pierre...c’est bien ton nom, au fait?...je ne te cache pas que j’en ai marre de m’emmerder ici. J’y bouffe, j’y dors, j’y pisse, j’y chie, j’administre de l’aspirine, je soigne quelques bobos et j’attends. J’attends de me faire la belle, de quitter ce coin pourri et de rentrer chez moi à Clermont. Je ne peux que te souhaiter de passer très vite le temps qu’il te reste à tirer et de rentrer chez toi avec tous tes abattis...Salut les gars, v’la une cliente.
- Viens Desarmoise. Je vais te présenter l’homme qui te sera le plus précieux. Mohamed!...
- Je suis là, sergent répond une voix fortement teinté de l’accent local.
- Je te présente mon successeur, le maréchal des logis Desarmoise. Il aura besoin de toi, tu sais.
- Enchanté...Monsieur, bredouille Pierre.
Pierre serre la main d’un arabe sans âge, très vieux, peut-être , mais qui semble indestructible, tant il est droit, alerte . C’est un homme de taille moyenne, impeccablement vêtu d’une gandoura et d’un burnous blanc, immaculés ce qui, en la circonstance est un petit miracle. Il est coiffé d’un cheich également blanc. Son visage buriné par soleils et vents respire la bonté tranquille et l’énergie. Mohamed est sec et musclé ; ses bras qui émergent de ses habits blancs ressemblent à des pieds de vigne. C’est un homme qui respire la rigueur, qui croit dans les options qu’il a choisies, un français-musulman comme la presse métropolitaine désigne ces hommes et ses femmes algériens et algériennes qui se sont rangés du côté de la France, patrie qu’ils ont servi et en laquelle ils ont une confiance aveugle. On leur a d’ailleurs bien expliqué qu’ils sont français ce dont ils n’avaient, d’ailleurs, jamais douté.
- Tu vois, Desarmoise, tu as affaire à un homme qui a combattu trois années en France contre les allemands de 1942 à 1945. Il est couvert de médailles qui attestent de son courage et de sa vaillance.
L’homme au burnous blanc est reparti. Mertens complète la présentation de Mohamed.
- Mohamed connaît tous les habitants du douar et tout le monde le respecte. Il est respecté parce qu'il l'a mérité, parce qu'il est un "chibani", mot qui n'a pas de traduction parfaitement adaptée dans notre langue. Cela signifie qu'il est vieux et qu'il a la sagesse. Il te guidera dans les "khaïmas", te présentera les gens, t’aidera à prendre des décisions. C’est un homme intelligent et droit. Il sera pour toi un auxiliaire précieux et bénévole... car tout ce qu’il fait, il le fait par conviction, certain qu'il est de la nécessité de maintenir le statu-quo en Algérie, département français d’outre-Méditerranée. Evite de te balader seul dans les tentes. Car les convictions de Mohamed ne sont pas partagées par tous les habitants du regroupement. Les "fels" ont des appuis auprès de certaines familles et on ne sait jamais...Pour l’instant, les partisans de la rébellion ont peur et préfèrent la clandestinité, mais pour combien de temps?...Il faut encore que je te présente le toubib... Jacques!...Jacques!...
Le toubib est dans la pièce du fond du baraquement. Il règne sur son « dispensaire ». C’est un homme tout petit, rond, gras, le visage rond et luisant de transpiration auréolé de cheveux frisés, noirs et hirsutes. Son treillis militaire n’a plus tous ses boutons, débraillé dont son propriétaire n’a cure puisque sa veste est largement ouverte sur un torse grassouillet et velu. Il est plus âgé que les militaires du contingent car il a retardé au maximum son incorporation par des sursis que ses études longues ont justifiés. Il est tombé là parce que son mauvais esprit reconnu, son allergie chronique à l’effort physique et son incapacité à se plier à la discipline militaire le rendent inapte aux tâches de « pacification » que l’armée française entend mener. Il a mal choisi sa date de naissance: à toute autre époque que celle d’une guerre, il eut été reformé. Mais en temps de guerre, il n’est individu assez inapte pour ne pas être incorporé dans les « forces armées », d’une manière ou d’une autre. L’institution militaire lui a donc trouvé ce rôle de toubib gratuit pour les gens du regroupement, ce qui n’est pas aussi aberrant, par exemple, que le boucher qu’on a désigné comme coiffeur ou le maçon nommé cuisinier à l’ordinaire!... Le docteur Kahn est avachi sur la table qui lui sert de bureau de fortune.
- Entrez les gars. Je n’ai pas de clientes, vous n’aurez même pas le plaisir de voir un cul!
- Je te présente Pierre Desarmoise, ose Mertens, et Pierre, tu es en présence du docteur Jacques Kahn... Pierre va me succéder.
- Enchanté vieux! On va bosser ensemble, pas pour longtemps, j’ai la quille fin décembre. En attendant, asseyez-vous un moment, on va faire la causette, histoire de se passer le temps.
Pierre observe le local dont la peinture jaune est fort défraichie et son hôte habituel dont le pittoresque ne lui échappe pas. Il a remarqué que Mertens l’a présenté sans accoler, comme il est d’usage, son grade à son patronyme. Il se doute que cet oubli est volontaire et que le docteur Kahn fait une allergie totale à tout ce qui a trait aux militaires. La table de Jacques est encombrée de flacons, de pansements, de scalpels, d’aiguilles; avec le stéthoscope et l’appareil destiné à la mesure de la tension, des monceaux de papiers et de bouquins occupent totalement l’espace. La trousse de n’importe quel médecin de métropole est plus riche que l’armoire du cabinet médical dont le matériel a été soustrait petit à petit à la dotation de l’ambulance régimentaire.
La chaleur accablante accumulée par la toiture en tôles du bâtiment s’évacue tant bien que mal par la porte et la fenêtre ouvertes. Mertens et Jacques discutent de la pluie et du beau temps, des maladies des gens qu’on ne peut pas soigner, des gradés de la compagnie, tous des cons ou des saoûlards, des projets qu’ils entendent mener à bien lors de leur retour à la vie civile. Et le toubib de conclure:
Pierre...c’est bien ton nom, au fait?...je ne te cache pas que j’en ai marre de m’emmerder ici. J’y bouffe, j’y dors, j’y pisse, j’y chie, j’administre de l’aspirine, je soigne quelques bobos et j’attends. J’attends de me faire la belle, de quitter ce coin pourri et de rentrer chez moi à Clermont. Je ne peux que te souhaiter de passer très vite le temps qu’il te reste à tirer et de rentrer chez toi avec tous tes abattis...Salut les gars, v’la une cliente.
- Robert
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Re: La chute (suite)
Note :Khaïmas = grandes tentes des nomades. Elles sont en laine épaisse. une seule pièce où toute la famille vit dans un confort relatif. Le regroupement concernait environ 1000 personnes. Les «khaïmas» étaient alignées comme le sont les maisons d’un village.
- Lolo90
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Re: La chute (suite)
Je sens que cette mission "humanitaire" va plaire à Pierre
- Robert
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Re: La chute (suite)
La journée de Pierre s’achevait et il rentrait seul du regroupement vers le camp. Machinalement sa main droite glissa dans la poche droite de son treillis et ses doigts se crispèrent sur une boule de papier froissé...La lettre de Claire. Il avait tout d’abord voulu la brûler à la flamme de son briquet, puis il s’était ravisé, se réservant la possibilité de la relire afin d’y trouver une petite lueur qui ressemblerait à un espoir, comme d’une porte fermée filtre parfois un rai de lumière. Mais la raison lui était revenue avec la prise de conscience de l’impossibilité dans laquelle il se trouvait d’infléchir le cours des choses. D’ailleurs Claire avait bien paré le seul recours disponible :« je ne veux plus que tu m’écrives... ». Ces mots étaient restés dans sa mémoire et Pierre n’eut plus, tout à coup, l’envie de relire la lettre maudite. Il prit le morceau de papier, et tout en marchant le transforma en menus confetti qu’il jeta, un à un. Le vent les emporta au loin. Ils roulaient dans la poussière.
Il ne restait plus à Pierre qu'à se rendre au mess pour fêter le départ vers la métropole du Maréchal des Logis Mertens.
Il ne restait plus à Pierre qu'à se rendre au mess pour fêter le départ vers la métropole du Maréchal des Logis Mertens.
- Lolo90
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Re: La chute (suite)
J'espère que Pierre a quand même écrit à Claire pour lui demander des explications 

- Robert
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