Non, je n’y aurais fait qu’un bref passage. Et cependant un de mes élèves Algériens m’a envoyé une lettre. J’ai essayé de lui répondre, mais je pense que ma réponse ne lui est jamais parvenue.
La chute (suite)
- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
Re: La chute (suite)
Pierre ne les avait pas remarqués, ces deux hommes poussés hors du GMC occupé par les "commandos". Ils sont là, tremblants dans leurs djellabas.
Ils sont immédiatement pris en charge par le Maréchal des logis Lehideux, accompagné d'un vieux pied-noir un peu fruste, pas méchant pour deux sous, dont le faciès dit bien qu'il n'a pas inventé le fil à couper le beurre. Lehideux est sous-officier chargé de la recherche de renseignements, le pied-noir qui connaît l'arabe parlé localement est son interprète. Le Maréchal des logis pousse les deux suspects sans ménagement vers un local isolé et minuscule, qui a sans doute servi de porcherie quand Aïn-Balloul était une ferme. Ce local est pourvu d'une lourde porte métallique qui se referme sur les deux individus.
Pierre s'interroge. De quoi s'agit-il? Tout cela s'est passé en moins d'une minute,en catimini.
- Lehideux, qui sont ces deux hommes que tu viens de boucler?
- Deux bougnouls, mon vieux. T'étais pas en "opé"?... Ces deux fils de putes étaient dans la zone interdite. Les "Georges" les ont ramassés . Ils ont bien essayé de se barrer mais "Tintin"!...Des fells! J'les ai serrés au gnouf. Si t'es de garde, ce soir, fais gaf. Pas qu'ils se barrent mes clients!
- Mais, Alain, qu'est-ce-qu'ils ont fait?
- Ils ont fait qu'ils sont des fells, qu'ils se sont fait prendre... Ben ma vieille, ces deux là sont dans de sales godasses. A minuit, je vais les réveiller. Avec le lieutenant Lecourtil, chargé du renseignement, ont va les faire cracher tout ce qu'ils savent! Ca promet!
Un éclair mauvais passe dans les yeux de Lehideux. Le bien nommé, pense Pierre.
Lehideux est un maréchal des logis, appelé du contingent; il était représentant de commerce en sous-vêtements dans son département des Ardennes avant d'être appelé à accomplir ses obligations militaires. Il est petit, malingre, souffreteux, boutonneux. Sans doute n'a-t-il jamais embrassé une femme dans sa vie ce qui lui vaut une acné persistante. D'ailleurs quelle femme pourrait aimer cet avorton impuissant? Alors, Lehideux se venge comme il peut du mauvais sort que lui a fait la nature. Il ne peut jouir que de la souffrance qu'il inflige aux autres. Il a trouvé sa voie : Il est le tortionnaire désigné pour extorquer des renseignements. Adjoint du lieutenant Lecourtil, qui, lui, ne se salit pas les mains, il est préposé aux basses besognes, celles que seuls, des individus de son espèce (il en existe un peu partout, hélas) peuvent accomplir de sang froid. Il sait parfaitement manoeuvrer la "gégène". La gégène est l'appareil qui, à l'aide de manivelles que l'ont tourne des deux mains et qui ressemble à un pédalier de vélo fournit le courant électrique nécessaires aux radios. Génératrice de courant puissante, branchée aux organes génitaux du supplicié, elle procure une douleur telle qu'il devient impossible de conserver un secret...Et lorsque l'homme que l'on torture n'a rien à révéler, il révèle n'importe quoi. Son mensonge établi, il est bien entendu passible de "la corvée de bois", activité réservée aux condamnés à mort. En effet, amené en rase campagne, le condamné est lâchement fusillé, sous le fallacieux prétexte qu'il a voulu s'échapper. Combien d'innocents fellahs ont été ainsi torturés et exécutés, pour rien?
Pierre pense à ces deux jeunes hommes dont il n'a fait qu'entrevoir les hautes silhouettes. "Ils sont dans de sales godasses" a affirmé Lehideux. Si la situation n'était pas celle-ci, l'affirmation du maréchal des logis Alain Lehideux prêterait à rire car les deux hommes ont les pieds nus, habitués qu'ils sont à se déplacer ainsi. Peut-être sont-ils des rebelles, adversaires qui ont choisi l'autre camp...Mais rien n'est moins sûr. Ils peuvent tout aussi bien n'être que de simples nomades, contraints pour vivre de traverser une zone interdite. Dans ce cas, ils souffriront dans leur chair bien plus que s'ils avaient été de vrais partisans rebelles; ils auraient alors eu la consolation de souffrir pour une cause qu'ils auraient choisie.
Ils sont immédiatement pris en charge par le Maréchal des logis Lehideux, accompagné d'un vieux pied-noir un peu fruste, pas méchant pour deux sous, dont le faciès dit bien qu'il n'a pas inventé le fil à couper le beurre. Lehideux est sous-officier chargé de la recherche de renseignements, le pied-noir qui connaît l'arabe parlé localement est son interprète. Le Maréchal des logis pousse les deux suspects sans ménagement vers un local isolé et minuscule, qui a sans doute servi de porcherie quand Aïn-Balloul était une ferme. Ce local est pourvu d'une lourde porte métallique qui se referme sur les deux individus.
Pierre s'interroge. De quoi s'agit-il? Tout cela s'est passé en moins d'une minute,en catimini.
- Lehideux, qui sont ces deux hommes que tu viens de boucler?
- Deux bougnouls, mon vieux. T'étais pas en "opé"?... Ces deux fils de putes étaient dans la zone interdite. Les "Georges" les ont ramassés . Ils ont bien essayé de se barrer mais "Tintin"!...Des fells! J'les ai serrés au gnouf. Si t'es de garde, ce soir, fais gaf. Pas qu'ils se barrent mes clients!
- Mais, Alain, qu'est-ce-qu'ils ont fait?
- Ils ont fait qu'ils sont des fells, qu'ils se sont fait prendre... Ben ma vieille, ces deux là sont dans de sales godasses. A minuit, je vais les réveiller. Avec le lieutenant Lecourtil, chargé du renseignement, ont va les faire cracher tout ce qu'ils savent! Ca promet!
Un éclair mauvais passe dans les yeux de Lehideux. Le bien nommé, pense Pierre.
Lehideux est un maréchal des logis, appelé du contingent; il était représentant de commerce en sous-vêtements dans son département des Ardennes avant d'être appelé à accomplir ses obligations militaires. Il est petit, malingre, souffreteux, boutonneux. Sans doute n'a-t-il jamais embrassé une femme dans sa vie ce qui lui vaut une acné persistante. D'ailleurs quelle femme pourrait aimer cet avorton impuissant? Alors, Lehideux se venge comme il peut du mauvais sort que lui a fait la nature. Il ne peut jouir que de la souffrance qu'il inflige aux autres. Il a trouvé sa voie : Il est le tortionnaire désigné pour extorquer des renseignements. Adjoint du lieutenant Lecourtil, qui, lui, ne se salit pas les mains, il est préposé aux basses besognes, celles que seuls, des individus de son espèce (il en existe un peu partout, hélas) peuvent accomplir de sang froid. Il sait parfaitement manoeuvrer la "gégène". La gégène est l'appareil qui, à l'aide de manivelles que l'ont tourne des deux mains et qui ressemble à un pédalier de vélo fournit le courant électrique nécessaires aux radios. Génératrice de courant puissante, branchée aux organes génitaux du supplicié, elle procure une douleur telle qu'il devient impossible de conserver un secret...Et lorsque l'homme que l'on torture n'a rien à révéler, il révèle n'importe quoi. Son mensonge établi, il est bien entendu passible de "la corvée de bois", activité réservée aux condamnés à mort. En effet, amené en rase campagne, le condamné est lâchement fusillé, sous le fallacieux prétexte qu'il a voulu s'échapper. Combien d'innocents fellahs ont été ainsi torturés et exécutés, pour rien?
Pierre pense à ces deux jeunes hommes dont il n'a fait qu'entrevoir les hautes silhouettes. "Ils sont dans de sales godasses" a affirmé Lehideux. Si la situation n'était pas celle-ci, l'affirmation du maréchal des logis Alain Lehideux prêterait à rire car les deux hommes ont les pieds nus, habitués qu'ils sont à se déplacer ainsi. Peut-être sont-ils des rebelles, adversaires qui ont choisi l'autre camp...Mais rien n'est moins sûr. Ils peuvent tout aussi bien n'être que de simples nomades, contraints pour vivre de traverser une zone interdite. Dans ce cas, ils souffriront dans leur chair bien plus que s'ils avaient été de vrais partisans rebelles; ils auraient alors eu la consolation de souffrir pour une cause qu'ils auraient choisie.
- Lolo90
- Messages : 18309
- Enregistré le : 17 juil. 2017, 08:39
- Localisation : Belfort (90)
- Contact :
Re: La chute (suite)
Je vois que malheureusement il n'y a pas de guerres propres ni de militaires qui restent intègres 

- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
Re: La chute (suite)
Ce soir là, au mess, Pierre fit la connaissance de trois femmes. Trois femmes jetées dans la tourmente par la situation politique et militaire du moment, trois femmes attachées aux service des femmes des regroupements. Assistantes sociales, infirmières, confidentes des pauvres femmes des regroupements nomades ou femmes des harkis. Il y avait là Madame Suzanne Ruiz, la trentaine affirmée, jolie petite brunette, souriante mais très femme accomplie pour de jeunes militaires de plus de dix ans ses cadets. Pierre ne connut jamais rien de son passé, sinon qu'elle était veuve d'un militaire. Madame Ruiz était accompagnée de deux musulmanes d'une vingtaine d'année, Yasmina longiligne au teint très mat et Maghnia, plus petite, plus frêle, avec de grands yeux noirs, profonds et expressifs. Maghnia plut à Pierre et Pierre plut sans doute à Maghnia car elle choisit immédiatement la chaise libre à côté de lui.
- Pour une surprise, c'est une surprise. Mais que faites vous ici? osa Pierre. Comment vous appelez-vous?
- Maghnia...J'aide madame Ruiz!
Maghnia expliqua à Pierre son rôle dans les différents regroupements. Un rôle d'éducatrice pour obtenir plus de confort de vie, un minimum d'hygiène, un pas vers une meilleure santé des femmes et des enfants. Un travail de titan. Ainsi, Pierre apprit que les trois femmes, basées à Saïda, se déplaçaient de regroupement en regroupement au fil des semaines pour apporter partout un peu de réconfort aux femmes musulmanes des khaïmas. Il serait amené à les rencontrer périodiquement au cours de son séjour ici car elles travailleraient où lui-même était affecté, dans le regroupement. Cette pensée réconforta Pierre.
Ce soir là, Pierre était de garde. Etre de garde, pour un sous-officier, consistait à faire le tour des installations du camp, afin de veiller à la bonne mise en place des sentinelles, et pour ce faire effectuer régulièrement des rondes. Il avait eu un énorme coup de pompe après sa conversation avec le Maréchal des logis Lehideux; mais le repas au mess, le voisinage de Maghnia, puis l'air frais de la nuit lui avaient rendu tout son allant. Il se surprit à siffloter en faisant le tour de la cour de la ferme. Il eut même une pensée coupable en passant devant la porte de la chambre où il savait les trois femmes assoupies.
- Pour une surprise, c'est une surprise. Mais que faites vous ici? osa Pierre. Comment vous appelez-vous?
- Maghnia...J'aide madame Ruiz!
Maghnia expliqua à Pierre son rôle dans les différents regroupements. Un rôle d'éducatrice pour obtenir plus de confort de vie, un minimum d'hygiène, un pas vers une meilleure santé des femmes et des enfants. Un travail de titan. Ainsi, Pierre apprit que les trois femmes, basées à Saïda, se déplaçaient de regroupement en regroupement au fil des semaines pour apporter partout un peu de réconfort aux femmes musulmanes des khaïmas. Il serait amené à les rencontrer périodiquement au cours de son séjour ici car elles travailleraient où lui-même était affecté, dans le regroupement. Cette pensée réconforta Pierre.
Ce soir là, Pierre était de garde. Etre de garde, pour un sous-officier, consistait à faire le tour des installations du camp, afin de veiller à la bonne mise en place des sentinelles, et pour ce faire effectuer régulièrement des rondes. Il avait eu un énorme coup de pompe après sa conversation avec le Maréchal des logis Lehideux; mais le repas au mess, le voisinage de Maghnia, puis l'air frais de la nuit lui avaient rendu tout son allant. Il se surprit à siffloter en faisant le tour de la cour de la ferme. Il eut même une pensée coupable en passant devant la porte de la chambre où il savait les trois femmes assoupies.
- Lolo90
- Messages : 18309
- Enregistré le : 17 juil. 2017, 08:39
- Localisation : Belfort (90)
- Contact :
Re: La chute (suite)
Etre une femme dans ce milieu de militaires ne devait pas être facile tous les jours 

- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
Re: La chute (suite)
Quand il s'assoupit quelques instants, sur le matin, il avait complètement oublié les deux hommes arrêtés dans la zone interdite numéro 5.
Il devait revoir les deux prisonniers le lendemain matin. Au cours de la nuit, ils avaient subi l'interrogatoire de Lecourtil et Lehideux. Ce dernier s'adressa à Pierre au poste de garde.
- Desarmoise, il faut que tu prennes les deux ratons d'hier soir en charge...T'es de garde. Mène les aux chiottes. Ils n'ont pas besoin de papier, ils se torchent avec des cailloux... Et pour ce qui est de se faire la malle, je crois que pour eux, c'est un peu compromis. Ils ont tellement fait les cons qu'ils se sont complètement esquintés, tout seuls! Enfin, tu verras, ils ont une très sale gueule. J' viens de téléphoner à Saïda. Ils seront embarqués avec la liaison. Tiens, prends les clés de la taule.
Et Lehideux tend à Pierre la clé unique du local réservé aux détenus. Pierre traverse la cour. Il a peur de ce qu'il va découvrir derrière la porte de la prison. Il a raison d'avoir peur. La lumière qui éclabousse l'infecte porcherie révèle l'ampleur du supplice que les hommes du bled ont subi. Blessures visibles, indélébiles blessures de l'âme aussi, plus graves car impossibles à cicatriser. Sont-ils de "vrais" fellaghas?
Pierre avait bien entendu parler de la torture utilisée comme moyen pour faire parler les prisonniers en Algérie mais jamais il n'aurait pensé possible que ses compatriotes puissent se montrer aussi abjectes que les sinistres polices nazi. Il en avait là la révélation. Les deux loques, étendues à même le sol font un effort surhumain pour se relever, s'accrochant de leurs mains sanglantes aux aspérités du mur. De visage, ils n'ont plus. Lèvres éclatées, chairs tuméfiées. Pierre a envie de vomir. Il indique aux deux fantômes la direction des feuillées, les attends, les mène au poste de garde.
Bientôt, ils seront chargés à demi-morts, comme ont chargerait un veau dans le camion de l'équarrisseur, pour une destination que devine Pierre mais que personne ne définit.
- Lehideux, tu es une vraie ordure!
- Ferme ta gueule. Je vais m'occuper de toi, sale communard.
La torture a existé en Algérie. Faut-il s'en offusquer? En avoir la révélation comme Pierre vient de l'avoir révolte et traumatise tout être humain...Cependant, il serait vain de chercher dans nos mémoires le souvenir d'une guerre propre, en cravate et complet-veston. La guerre est dégueulasse par essence. Elle révèle l'animalité dans l'homme et le plus doux peut devenir un fauve, assassin, voleur, violeur, pour peu qu'il soit confronté à cet réalité.
Il devait revoir les deux prisonniers le lendemain matin. Au cours de la nuit, ils avaient subi l'interrogatoire de Lecourtil et Lehideux. Ce dernier s'adressa à Pierre au poste de garde.
- Desarmoise, il faut que tu prennes les deux ratons d'hier soir en charge...T'es de garde. Mène les aux chiottes. Ils n'ont pas besoin de papier, ils se torchent avec des cailloux... Et pour ce qui est de se faire la malle, je crois que pour eux, c'est un peu compromis. Ils ont tellement fait les cons qu'ils se sont complètement esquintés, tout seuls! Enfin, tu verras, ils ont une très sale gueule. J' viens de téléphoner à Saïda. Ils seront embarqués avec la liaison. Tiens, prends les clés de la taule.
Et Lehideux tend à Pierre la clé unique du local réservé aux détenus. Pierre traverse la cour. Il a peur de ce qu'il va découvrir derrière la porte de la prison. Il a raison d'avoir peur. La lumière qui éclabousse l'infecte porcherie révèle l'ampleur du supplice que les hommes du bled ont subi. Blessures visibles, indélébiles blessures de l'âme aussi, plus graves car impossibles à cicatriser. Sont-ils de "vrais" fellaghas?
Pierre avait bien entendu parler de la torture utilisée comme moyen pour faire parler les prisonniers en Algérie mais jamais il n'aurait pensé possible que ses compatriotes puissent se montrer aussi abjectes que les sinistres polices nazi. Il en avait là la révélation. Les deux loques, étendues à même le sol font un effort surhumain pour se relever, s'accrochant de leurs mains sanglantes aux aspérités du mur. De visage, ils n'ont plus. Lèvres éclatées, chairs tuméfiées. Pierre a envie de vomir. Il indique aux deux fantômes la direction des feuillées, les attends, les mène au poste de garde.
Bientôt, ils seront chargés à demi-morts, comme ont chargerait un veau dans le camion de l'équarrisseur, pour une destination que devine Pierre mais que personne ne définit.
- Lehideux, tu es une vraie ordure!
- Ferme ta gueule. Je vais m'occuper de toi, sale communard.
La torture a existé en Algérie. Faut-il s'en offusquer? En avoir la révélation comme Pierre vient de l'avoir révolte et traumatise tout être humain...Cependant, il serait vain de chercher dans nos mémoires le souvenir d'une guerre propre, en cravate et complet-veston. La guerre est dégueulasse par essence. Elle révèle l'animalité dans l'homme et le plus doux peut devenir un fauve, assassin, voleur, violeur, pour peu qu'il soit confronté à cet réalité.
- Robert
- Messages : 26755
- Enregistré le : 21 janv. 2009, 20:38
- Localisation : SARREBOURG
- Contact :
Re: La chute (suite)
CHAPITRE 8
LA FERME DE TRAVERSE
Pierre devait d'ailleurs, à la suite de cet évènement, quitter le centre d'Aïn Balloul et le poste de commandement, pour la ferme de Traverse. Cette affectation en forme de sanction, officieuse et non proclamée pour refus de faux témoignages et sensiblerie exagérée, devait amener Pierre à une vie de reclus, isolés qu'étaient les quelques métropolitains du poste de Traverse en plein "bled".
La ferme de Traverse était une copie en réduction de celle de Aïn-Balloul. Elle était constituée d'un ensemble de bâtiments agricoles aménagés au fil des ans par les militaires qui l'avaient transformée en bastion défensif. Un mur de ronde enserrait les bâtiments, dominés d'une tour de guet et de défense d'une dizaine de mètres de haut construite à l'angle Est du glacis. Une clôture de chevaux de frise de fils barbelés, établie à une cinquantaine de mètres du premier mur d'enceinte complétait l'ensemble défensif.
Les tentes des harkis affectés à ce poste avaient été montées derrière le réseau de barbelés, sous les murs d'enceinte de la ferme.
Au delà, et dans le schéma classique de l'époque, se trouvait le "regroupement", ensemble des tentes des nomades du secteur, parqués là pour les mêmes raisons sécuritaires. Contrairement au regroupement d'Aïn Balloul, celui de la ferme de Traverse ne bénéficiait encore ni d'une école, ni d'un dispensaire. Cette situation ne devait d'ailleurs plus évoluer.
La structure sociale de ce microcosme mérite qu'on s'y arrête un court instant.
Partant du centre pour aller vers la périphérie, le petit monde de "Traverse" était constitué ainsi:
Résidents des bâtiments de la ferme : douze européens; le chef de section, l' adjudant Guénado, breton des côtes du Nord, la quarantaine, rondouillard, jovial, le teint couperosé par une vie sédentaire, un régime alimentaire inadapté et un penchant marqué pour l'alcool; en lui serrant la main pour la première fois, Pierre se fit cette amère réflexion qu'il allait subir et recevoir des ordres d'un cytoplasme ; "microbe" , de son vrai nom joseph Miras, dont le surnom résumait parfaitement l'aspect, sergent de carrière complètement "cuit" : Si physiquement cet homme avait échappé miraculeusement à l'enfer de Dien Bien Phu, il était resté marqué psychologiquement à jamais par son vécu.
L'encadrement "de carrière" laissa Pierre à cette pensée que le détachement de la ferme de Traverse ne serait jamais appelé à jouer un rôle militaire important. Cette observation avait un aspect rassurant : Il était peu probable que l'effectif de Traverse soit sollicité pour d'importantes opérations mais, en contrepartie, le très faible effectifs f "européen" et l'isolement rendait le site vulnérable à un coup de main des fellagas du secteur.
Les dix jeunes du contingent, jetés là comme Pierre afin d'occuper le terrain, n'avaient pas d'autre rôle...qu'être là.
Les bâtiments enserrent une cour que clôt un grand portail, délibérément ouvert au large de jour et systématiquement fermé de nuit. Le chef de section occupe à lui seul l'habitation qu'occupait autrefois le colon (c'est ainsi que les appelés du contingents nommaient les fermiers). Pierre a jeté son paquetage dans une petite chambre dont la porte en bois donne de plein pied sur la cour. Cette pièce aux murs blanchis de chaux avait sans doute servi de resserre à outil avant l'occupation des locaux par l'armée. La pièce voisine, tout à fait semblable, est occupée par Joseph Miras, dit "Microbe". Les autres engrangements, écuries, étables avaient été transformés partiellement en chambres, dortoirs et réfectoire et donnent aussi de plein pied sur la courette.
La vie à Traverse était simple : manger, dormir, se préserver, contrôler un petit secteur, rester en liaison radio avec Saïda et Aïn-Balloul, jour et nuit, par des vacations périodiques ; Polo Legrand, l'opérateur radio du poste jouait donc un rôle primordial et Pierre considéra toujours comme un exercice mystérieux l'action de passer et recevoir des messages mystérieux en "Morse" que seul l'opérateur était capable de décrypter. Les messages anodins et de routine étaient, eux, passés en clair, précédés sempiternellement des mêmes préalables :
- Charlie à Tango, je vous reçois 5/5 et vous, comment me recevez-vous? Parlez.
- Je vous reçois 5/5. Parlez
- .......
Les soldats du contingent avaient tous un petit rôle lié à la survie du groupe : Paul Ducoeur, court en pattes et noiraud, armurier, chargé des armes et des munitions, Alain Robert, infirmier chargé des bobos dans le regroupement, Cyrille Jegout, rondouillard cuisinier-serveur chargé des subsistances et de l'entretien du réfectoire ; le reste des tâches, les corvées diverses, celles liées à l'approvisionnement du camp en bois de chauffage, l'entretien des locaux, les gardes et patrouilles avec les harkis étaient réparti aussi équitablement que possible par Pierre ; chacun prenant sa charge sans discussion, le quotidien ne posa jamais de gros problèmes. Il y avait Boris Bertrand, sculptural gaillard, belle gueule, grande gueule et sportif, qui avait sans doute échappé à l'affectation dans un commando de choc à cause de ses origines :
Né à Saint-Denis, Boris ne cachait pas ses sympathies pour le régime des soviets, pour la lutte des classes, pour la libération du peuple algérien, pour les fells et le FLN. Avec une telle carte de visite rien à espérer !...
A l'opposé étaient Renato Guarnieri, fils de maçon italien, originaire des Pouilles, David Arminsky et Victor Sloboda, tous deux de Béthune, enfin Dominique Hernandez, ouvrier agricole de l'Aude; ces derniers se déclaraient tous quatre "de droite" et auraient pourtant signé des deux mains le document autorisant leur retour au pays.
LA FERME DE TRAVERSE
Pierre devait d'ailleurs, à la suite de cet évènement, quitter le centre d'Aïn Balloul et le poste de commandement, pour la ferme de Traverse. Cette affectation en forme de sanction, officieuse et non proclamée pour refus de faux témoignages et sensiblerie exagérée, devait amener Pierre à une vie de reclus, isolés qu'étaient les quelques métropolitains du poste de Traverse en plein "bled".
La ferme de Traverse était une copie en réduction de celle de Aïn-Balloul. Elle était constituée d'un ensemble de bâtiments agricoles aménagés au fil des ans par les militaires qui l'avaient transformée en bastion défensif. Un mur de ronde enserrait les bâtiments, dominés d'une tour de guet et de défense d'une dizaine de mètres de haut construite à l'angle Est du glacis. Une clôture de chevaux de frise de fils barbelés, établie à une cinquantaine de mètres du premier mur d'enceinte complétait l'ensemble défensif.
Les tentes des harkis affectés à ce poste avaient été montées derrière le réseau de barbelés, sous les murs d'enceinte de la ferme.
Au delà, et dans le schéma classique de l'époque, se trouvait le "regroupement", ensemble des tentes des nomades du secteur, parqués là pour les mêmes raisons sécuritaires. Contrairement au regroupement d'Aïn Balloul, celui de la ferme de Traverse ne bénéficiait encore ni d'une école, ni d'un dispensaire. Cette situation ne devait d'ailleurs plus évoluer.
La structure sociale de ce microcosme mérite qu'on s'y arrête un court instant.
Partant du centre pour aller vers la périphérie, le petit monde de "Traverse" était constitué ainsi:
Résidents des bâtiments de la ferme : douze européens; le chef de section, l' adjudant Guénado, breton des côtes du Nord, la quarantaine, rondouillard, jovial, le teint couperosé par une vie sédentaire, un régime alimentaire inadapté et un penchant marqué pour l'alcool; en lui serrant la main pour la première fois, Pierre se fit cette amère réflexion qu'il allait subir et recevoir des ordres d'un cytoplasme ; "microbe" , de son vrai nom joseph Miras, dont le surnom résumait parfaitement l'aspect, sergent de carrière complètement "cuit" : Si physiquement cet homme avait échappé miraculeusement à l'enfer de Dien Bien Phu, il était resté marqué psychologiquement à jamais par son vécu.
L'encadrement "de carrière" laissa Pierre à cette pensée que le détachement de la ferme de Traverse ne serait jamais appelé à jouer un rôle militaire important. Cette observation avait un aspect rassurant : Il était peu probable que l'effectif de Traverse soit sollicité pour d'importantes opérations mais, en contrepartie, le très faible effectifs f "européen" et l'isolement rendait le site vulnérable à un coup de main des fellagas du secteur.
Les dix jeunes du contingent, jetés là comme Pierre afin d'occuper le terrain, n'avaient pas d'autre rôle...qu'être là.
Les bâtiments enserrent une cour que clôt un grand portail, délibérément ouvert au large de jour et systématiquement fermé de nuit. Le chef de section occupe à lui seul l'habitation qu'occupait autrefois le colon (c'est ainsi que les appelés du contingents nommaient les fermiers). Pierre a jeté son paquetage dans une petite chambre dont la porte en bois donne de plein pied sur la cour. Cette pièce aux murs blanchis de chaux avait sans doute servi de resserre à outil avant l'occupation des locaux par l'armée. La pièce voisine, tout à fait semblable, est occupée par Joseph Miras, dit "Microbe". Les autres engrangements, écuries, étables avaient été transformés partiellement en chambres, dortoirs et réfectoire et donnent aussi de plein pied sur la courette.
La vie à Traverse était simple : manger, dormir, se préserver, contrôler un petit secteur, rester en liaison radio avec Saïda et Aïn-Balloul, jour et nuit, par des vacations périodiques ; Polo Legrand, l'opérateur radio du poste jouait donc un rôle primordial et Pierre considéra toujours comme un exercice mystérieux l'action de passer et recevoir des messages mystérieux en "Morse" que seul l'opérateur était capable de décrypter. Les messages anodins et de routine étaient, eux, passés en clair, précédés sempiternellement des mêmes préalables :
- Charlie à Tango, je vous reçois 5/5 et vous, comment me recevez-vous? Parlez.
- Je vous reçois 5/5. Parlez
- .......
Les soldats du contingent avaient tous un petit rôle lié à la survie du groupe : Paul Ducoeur, court en pattes et noiraud, armurier, chargé des armes et des munitions, Alain Robert, infirmier chargé des bobos dans le regroupement, Cyrille Jegout, rondouillard cuisinier-serveur chargé des subsistances et de l'entretien du réfectoire ; le reste des tâches, les corvées diverses, celles liées à l'approvisionnement du camp en bois de chauffage, l'entretien des locaux, les gardes et patrouilles avec les harkis étaient réparti aussi équitablement que possible par Pierre ; chacun prenant sa charge sans discussion, le quotidien ne posa jamais de gros problèmes. Il y avait Boris Bertrand, sculptural gaillard, belle gueule, grande gueule et sportif, qui avait sans doute échappé à l'affectation dans un commando de choc à cause de ses origines :
Né à Saint-Denis, Boris ne cachait pas ses sympathies pour le régime des soviets, pour la lutte des classes, pour la libération du peuple algérien, pour les fells et le FLN. Avec une telle carte de visite rien à espérer !...
A l'opposé étaient Renato Guarnieri, fils de maçon italien, originaire des Pouilles, David Arminsky et Victor Sloboda, tous deux de Béthune, enfin Dominique Hernandez, ouvrier agricole de l'Aude; ces derniers se déclaraient tous quatre "de droite" et auraient pourtant signé des deux mains le document autorisant leur retour au pays.
- Lolo90
- Messages : 18309
- Enregistré le : 17 juil. 2017, 08:39
- Localisation : Belfort (90)
- Contact :
Re: La chute (suite)
C'est vrai que la guerre d'Indochine n'était pas si loin, et les engagés ont fait les deux guerres coup sur coup
Alors je crains le pire avec cet adjudant
Alors je crains le pire avec cet adjudant

-
- Messages : 3815
- Enregistré le : 07 nov. 2012, 19:22
- Contact :
Re: La chute (suite)
Béthune c est mon coin ça!